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il tranchera, par un coup brusque de sa toute-puissance. En février 1808, ce qui l'occupe surtout, c'est son alliance russe. Pour ce qui est de l'Espagne, il conçoit seulement la nécessité de « remuer » ce pays, lequel « n'est d'aucune utilité pour l'intérêt général ». A quelques semaines de là (6 mars), déjà tout près du voyage de Bayonne, les instructions qu'il dicte à l'ambassadeur, au cas où on l'interrogerait sur l'Espagne, c'est, sans autre précision, d'avoir à dire que « l'anarchie qui règne dans cette cour exige que l'Empereur se mêle de ses affaires ». Aranjuez va le presser d'intervenir, l'y forcer, plus tôt qu'il ne croyait, tout de suite. Cependant, le 31, il n'est guère plus proche de savoir, de dire, à quoi, finalement, il se résoudra. « Je n'ai pas reconnu le prince des Asturies, et peutêtre ne le reconnaîtrai-je pas, mais je n'en suis pas encore certain... Les lettres du roi Charles font pleurer... Vous lui direz (au tsar)... que le roi Charles est aimé. Vous lui direz aussi que le roi a été forcé et que vous ne seriez pas étonné que je me décidasse à le remettre sur le trône. » Le voici à Bayonne. Il compte (18 avril) mener les choses vivement : « J'espère ne pas être longtemps ici. » Mais il n'est toujours pas fixé sur la conduite à tenir : « Les affaires s'embrouillent beaucoup en Espagne. Vous direz à l'Empereur que le roi Charles proteste contre son abdication et qu'il s'en rapporte entièrement à mon amitié. Cela ne laisse pas de beaucoup m'embarrasser. » Chose singulière que, pour s'être tant élevé contre ce qu'on a nommé son « guet-apens », on n'ait jamais vérifié si les deux conditions du guet-apens s'y trouvent préméditation, préparation. Il attire les princes à Bayonne ? C'est vrai. De quel droit? Du droit qu'il a, puisqu'on l'a institué juge dans une cause, d'ordonner qu'elle soit portée devant lui. Du droit qu'il a également, et qui se confond ici avec son devoir, d'établir.chez lui sa sécurité,

celle de l'Empire, non distincte de la sienne. Il ne veut pas lier l'Espagne à son char; il entend qu'elle ne monte pas, qu'elle ne se laisse pas enlever non plus dans le char d'un autre. Sans direction, ses maîtres s'entre-déchirant, l'Espagne est à qui la prendra. Il le croit du moins. Simple erreur d'appréciation, où gît, convenons-en, toute sa faute. Il prendra donc l'Espagne. A ses princes? Non, à l'Angleterre. Il attire les princes à Bayonne, soit; mais de quel cœur ils y viennent, avec quel entrain! Et poussés par quels mobiles! Ferdinand, pour devancer Charles IV; Charles IV, pour tirer vengeance de Ferdinand (1). L'Empereur n'a rien promis formellement, rien garanti à Ferdinand. Ferdinand, s'il vient, c'est à ses risques. Et Charles sera trop heureux, abandonnant ses droits à Napoléon, s'il joue un bon tour à Ferdinand et débarrasse d'un poids qui les gêne ses épaules sexagénaires.

Cependant qu'on attend Charles IV, Joséphine arrive. Elle ne fait que traverser Bayonne, gagne tout droit Marrac. A peu de jours de là, Godoï arrive aussi, protégé par une force considérable. Ce n'a pas été chose facile que de l'arracher aux mains des Espagnols. L'état où la captivité l'a réduit, si peu d'intérêt qu'il mérite, touche de compassion ceux qui le voient. « Le malheureux homme, écrit Napoléon à Talleyrand, fait pitié. Il a été un mois entre la vie et la mort, toujours menacé de périr. Diriez-vous que dans cet intervalle il n'avait pas changé de chemise et qu'il avait une barbe

(1) Voir, dans le livre que vient de publier M. le comte Murat, Murat, lieutenant de l'Empereur en Espagne, l'inquiétude où sont les vieux souverains que Ferdinand, arrivé bien avant eux à Bayonne, n'y surprenne la bonne foi de l'Empereur, ne les perde dans son esprit et n'arrive ainsi à se faire reconnaître.

de sept pouces? La nation espagnole a montré là une inhumanité sans exemple. » On loge Godoï dans la banlieue de Bayonne, « par ménagement pour le prince des Asturies », à ce que prétend Rovigo, d'abord à la maison de Blaye, puis dans une autre maison de campagne, à Beyritz.

Le drame s'apprête. Napoléon, machiniste hors pair, surveille, dispose, arrête point à point la mise en scène. C'est par la mise en scène que la pièce impressionnera, « portera », imposera au monde, à l'histoire (1). En fait, qui ne voit qu'elle est consommée, qu'elle a reçu son dénouement dès le prologue, par la notification à Ferdinand de la volonté impériale? Tout le reste ne sera que développement de théâtre, représentation à grand spectacle, pour la galerie. L'Empereur s'amuse.

Il y avait eu affectation de réserve vis-à-vis de Ferdinand; au contraire, vis-à-vis de Charles IV, il y aura affectation d'honneurs rendus, de courtoisie et de prévenances. Napoléon fixe lui-même les détails de la réception. Il écrit à Duroc (30 avril) : « Donnez des ordres pour que les troupes soient sous les armes depuis la porte de la ville jusqu'au logement du roi Charles IV. Le commandant de la place le recevra à la porte de la ville au moment de son arrivée. La citadelle, ainsi que tous les bâtiments qui sont en rade, tireront soixante coups de canon. Vous recevrez le roi Charles à la porte de son palais. L'aide de camp Reille fera les fonctions de gouverneur du palais du roi. Un de mes chambellans attendra également le roi à la

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(1) CHATEAUBRIAND, Congrès de Vérone : « La pièce eût été prodigieuse si elle en eût valu la peine; mais de quoi et de qui s'agissait-il? D'un royaume à moitié envahi, de Charles et de Ferdinand. » Oui-da! Chateaubriand en prend à l'aise. Mais ce royaume à moitié envahi, sa défense prouva trop, par la suite, de quel péril il était, abandonné plus longtemps à ce Ferdinand, à ce Charles, incapables que le moindre hasard pouvait convertir en traîtres.

porte de son palais, ainsi que M. d'Oudenarde, écuyer, qui aura soin du service des voitures. Le sieur Dumanoir, chambellan, sera de service près de la reine. Vous présenterez au roi et à la reine ceux de mes officiers qui sont de service près de Leurs Majestés. Toutes les mesures seront prises pour qu'ils ne manquent de rien et qu'ils soient nourris à mes frais, par ma cuisine. Un de mes maîtres d'hôtel et un de mes cuisiniers seront affectés à ce service. Si le roi a des cuisiniers, ils pourront assister les miens. Le gouverneur du palais du roi prendra tous les jours ses ordres pour les consignes. Il y aura un piquet de cavalerie et de garde d'honneur. On mettra à la porte deux cuirassiers à cheval, et on retiendra pour ce service le détachement de cuirassiers qui est ici.

« P.-S. Les autorités civiles de Bayonne se trouveront également à la porte de la ville pour recevoir le

roi ».

Le 1 mai, selon qu'il est prescrit, les batteries de la citadelle et du port,

Les cloches, les tambours, les clairons, les fanfares,

saluent, à son entrée à Bayonne, la cour d'Espagne. Leurs Majestés Catholiques ont reçu, à Irun, de M. le duc de Plaisance, et, sur la Bidassoa, de M. le prince de Neufchâtel, les compliments que leur envoie leur « grand ami ». Toute la garnison a pris les armes. Avec le cérémonial prévu, on conduit le roi et la reine au palais du Gouvernement. Première scène du drame : à la descente de voiture, ils aperçoivent, les attendant au pied de l'escalier, leurs deux fils, Ferdinand et don Carlos. « Le roi dit à l'infant don Carlos : Bonjour, Carlos. La reine l'embrassa. Il ne dit rien au prince des Asturies. Celui-ci s'avança pour l'embrasser; le roi s'arrêta, manifesta un mouvement d'in

dignation, et passa sans s'arrêter (sic) jusqu'à ses appartements. La reine, qui le suivait, fut moins sévère et l'embrassa (1). » Embrassade italienne, dont on peut apprécier la sincérité, connaissant la mère. Nous avons mieux, d'ailleurs, tout de suite après, comme pathétique : la scène du baisemain. Scène affreuse! Les grands d'Espagne qui, l'un après l'autre, à genoux devant le roi et la reine, leur baisent la main, sont ceux qui leur ont fait défection le 19 mars, qui ont tourné à Ferdinand et l'ont accompagné à Bayonne. Le roi peut chercher parmi eux : pas un ami, pas un fidèle, hors le comte de Fuentès, qui se trouve là d'aventure. Ils défilent haineux et courbés, selon l'étiquette, et la salle est dans un silence de mort. Bientôt, le roi n'y tient plus. Cette cérémonie « le fatigue horriblement (2) ». Il en presse la fin, se lève, rentre dans ses appartements avec la reine. Est-il au bout de son supplice? Pas encore. « Le prince des Asturies voulut les suivre, mais son père l'arrêta à la porte de sa chambre, et faisant un geste du bras, comme pour le repousser, il lui dit d'une voix tremblante: « Prince, voulez-vous encore outrager mes «< cheveux blancs?» Ces paroles firent, dit-on, sur le prince, l'effet d'un coup de foudre. Il fut un moment atterré et sortit sans proférer une parole (3). »

(1) Duc DE ROVIGO, Mémoires.

(2) CONSTANT, Mémoires.

(3) BAUSSET, Mémoires. - Lettre de Napoléon à Murat, 1er mai (Correspondance, 13, 800) : « Tout ce qui est ici, même l'Infantado et Escoïquiz, ont été baiser la main au roi et à la reine, le genou en terre. Cette scène a indigné le roi et la reine, qui, pendant tout ce temps, les regardaient avec mépris. Ils entraient dans leurs appartements que le maréchal Duroc leur montrait; les deux princes voulaient les suivre, mais le roi, se retournant vers eux, leur dit : << Princes, c'est trop fort! vous avez couvert de honte et d'amertume << mes cheveux blancs; vous venez d'y ajouter la dérision, sortez! et « que je ne vous revoie jamais! » Ils furent confondus et sortirent avec tout leur monde. >>

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