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Le moment approchait où devait enfin cesser d'exister, et de nuire, l'association de ces hommes qui portaient en tous lieux l'incendie, le meurtre, le pillage, la ruine, le désespoir, et qui sur mer étaient devenus l'effroi de la navigation commerciale.

Le 9 janvier 1697, une flotte française, sous le commandement du baron de Pointis, chef d'escadre des armées navales de France, quitta la port de Brest; le 12 avril elle se trouvait devant Carthagène, chef-lieu du gouvernement de la Nouvelle-Grenade, en Amérique.

Ducasse, capitaine des vaisseaux du roi, et qui, depuis l'année 1694, était gouverneur de St.-Domingue, usant de l'autorité que lui donnait sur les flibustiers, l'affection qu'ils lui portaient (car, dès son arrivée à St.-Domingue, il avait compris la nécessité de gagner la confiance de ces hommes de désordre), sût les décider à seconder les opérations du baron de Pointis. Carthagène capitula le 2 mai; la capitulation ne fut pas observée aussi scrupuleusement qu'un acte de cette nature devrait toujours l'être par le vainqueur 1), et des excès de toute nature suivirent l'entrée des flibustiers. Le baron de Pointis ne remit pas à ses terribles auxiliaires une part de butin aussi considérable que celle qu'ils se croyaient le droit d'obtenir mécontents, ils se livrèrent, après son départ, à un nouveau pillage de la ville et reçurent une rançon d'un million de francs pour les prisonniers qu'ils avaient faits.

Après cette horrible et honteuse exaction, les flibustiers regagnèrent leurs vaisseaux et se dirigèrent sur St.-Domingue; mais ils furent rencontrés par une flotte anglaise et hollandaise, dont les gouvernements étaient, en ce moment, alliés de l'Espagne : leurs navires furent, en grande partie, pris et coulés à fond; un fort petit nombre d'aventuriers parvinrent à gagner les côtes de St.-Domingue.

Depuis cette époque, la société ou association des flibustiers ne fit que bien peu parler d'elle; peu après les événements de Carthagène, les plus considérables parmi eux, en voyant le nombre des frères de la côte aussi réduit, acceptèrent des gouvernements français et anglais, des emplois civils et militaires dans les Antilles; ils ne furent pas remplacés: l'association disparut complètement quand, d'une part, les anciens chefs devinrent, en quelque sorte, les protecteurs des côtes sur lesquelles ils dirigeaient, peu

1) De nos jours, la capitulation de Danzig a été indignement méconnue : la garnison française au lieu de partir pour la France, comme elle avait droit de l'espérer. fut envoyée en Russie.

de temps auparavant, les brigandages des aventuriers; et lorsque, d'autre part, les gouvernements de France et d'Angleterre songèrent, un peu tardivement, à favoriser le développement de la culture dans leurs colonies des Antilles. A Rome et à Naples, ce mode de moralisation des brigands est encore pratiqué quelquefois la police dans ces deux pays enrôle parmi ses carabiniers et parmi ses agents, les chefs de bandes de brigands avec lesquels le gouvernement s'est décidé à négocier, ne pouvant parvenir à les anéantir.

Nous pensons que pour le plus grand nombre de nos lecteurs, il est superflu de les engager à ne pas confondre les flibustiers et les boucaniers. Bien qu'ils eussent des rapports fréquents et intimes ensemble, leur vie était bien différente les flibustiers faisaient la guerre aux bâtiments, les boucaniers faisaient la chasse aux bœufs sauvages. (Voir chap. II, § 4.)

§ 5.

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Conquêtes par la piraterie: Zichmni, Rollon, Tching-Tching-Kong. Attaques de bâtiments de guerre en pleine paix. Réponse du Vicomte de Bouville. Navires de commerce capturés sans déclaration préalable de guerre. 1) Destruction de la colonie d'Ouaré, par des marchands de Liverpool, en 1792. — Robert Surcouff. Des lettres de marque.

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Alexandre reprochait à un pirate sa condition de pirate. « Je « suis pirate, repliqua celui-ci, parceque je n'ai qu'un navire: si « j'avais une armée navale, on me nommerait un conquérant. »

Ni les flibustiers, ni les compagnons du général Lopez ne sauraient s'autoriser de cette parole du pirate grec et se considérer comme s'étant placés au-dessus de la condition du pirate, parcequ'ils ont donné cours à leurs expéditions au moyen d'une armée navale. Ceux-là ont attaqué, au profit de la nombreuse association qu'ils avaient formée, des bâtiments richement chargés, et ont fréquemment commis leurs déprédations et leurs brigandages en débarquant sur les côtes de l'Amérique espagnole; ceux-ci, sans mission avouée par aucun gouvernement, ont, en violation du droit des gens, opéré un débarquement dans l'ile de Cuba (où ils ont enlevé quelques caisses publiques), sous le prétexte

1) Voir chap. II, IV, VII, XXII, XXVI.

de venir offrir à ses habitants de les aider à briser un joug (dont ils ne se sentaient nullement fatigués). Les colons espagnols, à la grande surprise de ceux qui se présentaient comme des libérateurs, ont préféré continuer de jouir de leur repos, de leurs richesses, de leur sécurité sous une monarchie, à voir s'établir chez eux cet état anarchique de désordre, d'essais inconséquents d'indépendance et de gouvernement démocratique, de déceptions de toute nature, enfin, — que certains hommes (prédicants à phrases sonores, mais sans valeur pratique, de la Religion du bien-être matériel de tous les hommes), voudraient, de nos jours, faire accepter comme le règne de la liberté ! grand et noble mot, sans doute, mais qu'après l'expérience faite de la mise en œuvre des doctrines sorties de cerveaux creux, méchants ou malades, il faut traduire par licence, droit du poing, misère, pillage, immoralité, calaclisme de tous les mauvais instincts, débordement de toutes les plus hideuses passions sur la société.

Si la force qui ne s'appuie pas sur le droit et sur la légalité, devait avoir le privilège de donner au fait accompli une signification que l'historien impartial ne saurait consentir à lui conserver; si le succès obtenu devait être la sanction du fait accompli dans ces conditions; s'il suffisait, enfin, pour ne pas être considéré comme pirate dans l'histoire, d'avoir sû réunir sous la bannière de l'aventure des hommes en assez grand nombre pour assurer le triomphe d'une audacieuse entreprise, ou même pour l'essayer avec quelque chance de la conduire à bonne fin; Ah! dans ce cas la morale, la raison, l'histoire auraient donc eu tort de donner, ainsi qu'elles l'ont fait, à certains chefs d'expéditions hardies, et couronnées par le succès, la qualification de pirates?

Nous ne le croyons pas l'histoire ne leur devait pas d'autre

nom.

Et, par exemple, ne doit-on pas considérer comme pirates les hommes qui, en 1448 1), abordant avec une flotille, une armée navale, les colonies norvégiennes du Groenland (découvert en 982 par l'Islandais Eric Rauda), y portèrent le ravage, la dévastation, le meurtre et l'incendie ? Cette flotille appartenait à Zichmni, prince ou souverain de l'île Frisland 2) que cet étranger (selon le voyageur italien Nicolas Zeno, qui vécut pendant plu

1) Eric VII (et, selon quelques auteurs, IX), roi de Danemarck et de Norvège, successeur de Marguerite, régnait à cette époque; faible, il ne sut pas se maintenir sur le trône, auquel il fut forcé de renoncer en 1438.

2) Il est probable, et Malte-Brun le croit, que cette ile nommée Frisland par les frères Zení, est l'une des îles de l'archipel Faröer.

sieurs années à la cour de ce petit souverain pirate), enleva, en 4394, à la couronne de Norvège, portée à cette époque par Marguerite surnommée la Sémiramis du Nord. Si Zichmni n'exerçait pas la piraterie personnellement, sa flotille, ses sujets l'ont pratiquée en son nom. Le succès, suivi même d'une sorte d'occupation non-contestée du territoire dont une réunion d'aventuriers se serait emparée, ne saurait changer la qualification qu'il convient de donner au fait accompli par des hommes qui n'ont d'autre loi que celle de la force, et dont la bannière n'est pas reconnue par les États régulièrement constitués et gouvernés; le prince Zichmni · ne saurait donc être regardé que comme le chef d'une petite et obscure nation de pirates.

Ces hordes diverses d'hommes du Nord (ou Normands, du mot teuton Nordmann), qui, aux 9e et 10e siècles envahirent et dévastèrent une partie de la France, et leur chef Rollon qui dans l'année 876 remonta la Seine pour venir s'emparer de Rouen, qu'étaient-ils sinon des pirates qui avaient emprunté la mer pour atteindre les contrées qu'ils se proposaient de piller et de frapper de contributions? Le roi Charles III, dit le simple, effrayé des ravages que le chef des Normands (ou Nordmänner) exerçait en France, ne songea plus qu'à y mettre fin; il ne vit plus le pirate, mais uniquement le conquérant, dans le seigneur norvégien qui, à la tête d'une armée d'aventuriers, soumettait les villes de France et leur imposait de lourds tributs; il le fit, en 944, duc de Normandie et de Bretagne, par un traité solennel: Rollon devint Chrétien, prit le nom de Robert et épousa la princesse Giselle, fille du roi Charles III.

La réponse que le pirate grec fit à Alexandre serait-elle donc l'expression de la vérité? On est pirate quand on ne possède qu'un navire pour écumer la mer; on est conquérant quand on la parcourt à la tête d'une armée navale!

Nous ne sommes pas de ce sentiment: il existe une différence sans doute dans les résultats du fait accompli; mais, dans l'un comme dans l'autre cas, il y a piraterie, action, mœurs de pirate, que ce soit un simple forban qui ait agi, ou bien un Rollon et un Zichmni. L'orgueilleuse et insolente similitude que le pirate grec établissait, dans sa pensée, entre lui et le roi de Macédoine procédait de cet esprit de révolte dont sont animés tous ces hommes qui ne savent se soumettre à aucun joug social, à aucune loi, à aucune supériorité; tous ces hommes qui, bien que placés dans une condition fort humble ou fort secondaire de la société, croyent le droit, quand l'occasion se présente pour eux de le faire,

se

de donner une leçon à leur roi......! secte bien ancienne, il parait, si la réponse du pirate grec a été réellement exprimée; secte fatale qui, de nos jours, a fait de bien déplorables progrès, et a eu de bien déplorables résultats !

Ces exemples de piraterie couverte du manteau du conquérant, sont bien éloignés de nous, et rien de semblable ne pourrait aujourd'hui se produire dans les pays chrétiens: Rollon apparut à la fin du 9° siècle; Zichmni appartient au 14 et au commencement du 45° siècle.

L'histoire nous présente un fait plus récent, mais ce n'est point en Europe qu'il a eu lieu Tching-Tching-Kong est qualifié pirute par quelques biographes, d'autres lui donnent la qualité d'amiral chinois, probablement parcequ'il a combattu pour relever la dynastie des Ming.

Tching-Tching-Kong, qui est également connu en Europe sous le nom de Koxinga, fit partie des Tartares-Mandchoux qui envahirent la Chine dans le 17e siècle; mais trahi peu après par eux, il se promit d'en tirer une éclatante vengeance. Il leur livra plusieurs combats dont les résultats lui furent favorables; il avait, d'ailleurs déclaré, dans l'espérance d'attirer un plus grand nombre de combattants sous ses drapeaux, qu'il faisait la guerre au nom d'un descendant de la dynastie des Mim ou Ming, dont les ancêtres avaient occupé le trône de l'empire chinois depuis l'an 1368 jusqu'en 1643. Victorieux en plusieurs circonstances, sur terre et sur mer, il songea, comme Rollon, à se former un établissement indépendant. Ce fut alors qu'il attaqua les Hollandais, qu'il les chassa, en 1661, des îles de Formose et des îles Pcicadores ou Pong-Hou, et qu'il prit le titre de roi. Il s'unit aux Anglais pour continuer la guerre contre les Mandchoux, et mourut en 4670, laissant à son fils un trône que ses ennemis lui enlevèrent en 1683.

Les siècles en se succédant font oublier l'usurpation qui s'est maintenue en possession, qui est restée conservatrice de la société, qui a respecté les lois et les mœurs du pays, sur lequel elle a étendu les bienfaits d'une bonne administration. C'est ainsi que la descendance d'un usurpateur finit par posséder un trône et une autorité que personne ne songe à lui contester et que chacun respecte tant à l'intérieur qu'à l'extérieur du pays; or, la conquête qui a eu pour origine la piraterie, comme celle de Rollon, obtient le même bénéfice avec l'aide du temps, des traités publics et des relations avec les États réguliers voisins. Mais jamais le temps écoulé ne pourra faire que l'histoire ne considère

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