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L'ensemble des lois de l'étendue s'appelle la géométrie. L'étude des changements permanents des corps nous donne la chimie.

Les lois des fonctions de la vie constituent la physiologie.

Les phénomènes de l'âme sont gouvernés par des règles dont l'ensemble forme ce qu'on peut appeler la philosophie.

La valeur, ou la puissance d'acquisition qu'un homme a sur le marché humain, est l'objet de l'économie politique.

Appliquons ce qui précède au Droit, à la science du Droit.

Les hommes sont en contact perpétuel les uns avec les autres. On peut les considérer comme des forces libres et intelligentes, ayant une activité qui les met en rapports nécessaires. Déterminer, dans ces rapports, ce qui est dû à chacun tel est l'objet particulier de la science

du droit.

Quand on a trouvé ce que chaque homme doit à autrui, on a trouvé ce qu'on appelle le juste.

Le droit peut donc être défini la science du juste ou l'ensemble des directions que doit suivre l'homme pour rendre à chacun ce qui lui appartient.

Comme ces directions sont des lois, on dit encore : Le droit est la science des lois, l'ensemble des lois qui ont pour objet de faire rendre ce qui est dû à autrui.

Peu importe la variété apparente de ces définitions du Droit; le fond est le même. On peut dessiner sous des aspects différents, de face ou de profil, la tête d'un ami: c'est toujours la même tête.

Prenons maintenant le Droit comme science constituée, prenons les lois formulées. Nous voyons alors apparaître un nouveau sens du mot droit.

Le droit, dans ce nouvel ordre d'idées, est la faculté ou la liberté qu'a une personne de faire ce qui est nécessaire pour obtenir ce qui lui est dû.

Comme les lois déterminent ce qui est dû à chacun, un droit est le résultat des lois.

Le père a le devoir d'élever, de nourrir et d'entretenir l'enfant qu'il a librement mis au monde, dit le Code civil; ce qui lui est dû, c'est que chacun le respecte quand il emploie les moyens nécessaires pour accomplir ces devoirs. La loi lui reconnaît, par exemple, les droits de garde et de correction, comme des éléments indispensables de sa puissance paternelle : ce qui lui est dû, c'est le gouvernement de son enfant; ce que la loi doit faire respecter, c'est ce droit du père.

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Nécessité d'une puissance publique et d'une
législation humaine

Un fait quelconque de la vie pratique nous fournira la démonstration de cette nécessité.

Lefebvre a vendu à Caron un cheval pour la somme de 1,000 fr.. l'acheteur a payé le prix comptant; mais un jour, une heure après la livraison, le cheval est mort.

Caron, l'acheteur, demande à Lefebvre la restitution des 1,000 fr. : La vente, dit-il, n'a pas eu de raison d'être, elle est nulle puisque le cheval avait déjà ce germe de mort avant le contrat; vous ne m'avez rien vendu, rendez-moi mon argent.»

a Mais non, riposte le vendeur, que le cheval meure une heure ou dix ans après la vente, cela ne me regarde pas; tout animal est morteli a vécu moins longtemps que vous ne l'espéricz, il aurait pu vivre davantage. Vous subissez les conséquences mauvaises de votre marché, comme vous auriez profité des bonnes je ne vous rendrai rien. »

A quelle direction, à quelle loi doivent obéir nos deux personnages pour que chacun d'eux obtienne ce qui lui est dû? Où est le juste? Caron, l'acheteur, a-t-il le droit de réclamer les mille francs qu'il a payés? Ou Lefebvre, le vendeur, a-t-il celui de les refuser?

On peut faire une expérience adresser la question à plusieurs auditeurs. Le problème, je l'ai constaté vingt fois, recevra presque autant de solutions différentes qu'il y aura d'interrogés. Les uns mettront les risques à la charge du vendeur, les autres à celle de l'acheteur; mais en faisant tous, comme condition de leurs solutions, des distinctions nombreuses sur la maladie du cheval, sur le délai écoulé entre la mort et la livraison, sur les soins ou l'imprudence de l'acheteur.

Prenez tel autre problème que vous voudrez, vous aurez le même résultat, la même sorte d'insuffisance de la raison à trouver le juste: un père peut il empècher son fils âgé de quinze, dix-huit ou vingt ans d'écrire dans les journaux, de changer de religion, de travailler dans un atelier? Questionnez différentes personnes, demandez-leur ce qu'en dehors de toute législation positive, humaine, il faut décider. Vous aurez vraisemblablement autant de réponses variées que d'interlocuteurs. Cette expérience serait bien plus concluante encore si vous posiez des questions sur l'étendue du droit de propriété, sur les

limites de la liberté de la presse, sur l'extension des droits politiques. Cependant des conflits semblables s'élèvent incessamment entre les hommes. Dans une société organisée, ceux entre qui ils s'agitent s'adressent au pouvoir public, arbitre forcé, reconnu et tout-puissant, qui tranche les procès soulevés entre les citoyens. En dehors d'une société organisée, la contestation sera vidée à coups de bâton, et le vainqueur ne sera pas nécessairement celui qui aura le bon droit pour lui, mais celui qui aura la force. « La force prime le droit. » Voilà la règle chez les barbares la force, ou la ruse, qui est une autre forme de la violence.

Comment une société organisée réussit-elle à atteindre son but, qui est de faire prédominer la justice, en d'autres termes, de faire rendre à chacun ce qui lui est dû?

Analysons avec soin les faits.

Lorsque chez un peuple chacun obtient ce qui lui est dû, l'ordre règne. Et cette certitude d'obtenir ce à quoi il a le droit donne à toutmembre de la société une sécurité qui l'invite puissamment à l'exercice de son activité, puisqu'il est protégé dans cet exercice.

La sécurité qui résulte de la justice pratiquée, du respect du droit d'autrui, la sécurité est un bien nécessaire à l'homme réduit à ses forces isolées, il ne peut l'obtenir sûrement; puisque la violence ou la ruse d'autrui peut triompher de lui s'il est plus faible ou moins habile. L'association, qui constitue une nation, lui est un moyen d'obtenir ce qu'il n'est pas sûr d'obtenir s'il reste seul.

Toute société civilisée a en effet pour premier objet et pour but essentiel de procurer la sécurité à tous en faisant rendre à chacun ce qui lui est dû par autrui, en faisant régner l'ordre par conséquent.

Pour cela elle est armée d'un pouvoir, d'une autorité, d'un gouver nement, d'une puissance publique...... Toutes ces expressions sont ici synonymes, et on les emploie fréquemment avec ce sens. On appelle Etat la Société elle-même considérée comme être moral investi de ce pouvoir.

Ce pouvoir social se divise en trois branches, suivant qu'il est législatif, judiciaire ou exécutif.

Chacune des fonctions que suppose cette triple division est nécessaire, parce que tout problème juridique soulève ou peut soulever une triple question dont la force seule donnerait la solution en dehors de l'état social.

Reprenons notre exemple: Lefebvre et Caron ne s'entendent pas sur les conséquences d'une vente, sur sa validité; et nous avons demontré que sur la première question soulevée dans ce conflit: Lequel des deux doit supporter les risques de la perte, » il pouvait y avoir désaccord. De bonne foi chacun peut croiré avoir raison; la conscience

individuelle est insuffisante à trouver immédiatement la direction de la volonté, puisque l'expérience prouve que plusieurs personnes interrogées feraient des réponses différentes, ce qui n'arriverait pas si la conscience était infaillible.

Eh bien, précisément une société civilisée organise un pouvoir législatif qui est réputé pouvoir suppléer à l'insuffisance de la conscience individuelle et trouver plus sûrement les règles du juste.

Supposons que ce législateur social ait fonctionné et formulé la loi suivante: «Si le cheval vendu périt dans les neuf jours, à compter de celui fixé pour la livraison, d'une maladie ancienne de poitrine, la perte est pour le vendeur, qui devra alors restituer le prix reçu. »

Tout n'est pas fini. Sans doute, Lefebvre et Caron n'auront plus à trancher par la violence la première question: « Dans quel cas est-il juste que le vendeur restitue à l'acheteur le prix d'un objet péri dans le délai de neuf jours après la livraison? » (1641, C., L. 20 mai 1838.) Mais une seconde question apparaît: la loi générale est-elle applicable au cas particulier?

Le vendeur soutiendra que le cheval n'a jamais eu de maladie de poitrine, qu'il y a eu une autre cause de sa mort, que l'accident est arrivé quelques minutes après l'expiration du délai; qu'avec des soins faciles, à la portée de tous, l'acheteur eût évité la perte dont il repousse les risques, etc..... Cette nouvelle question, « la loi générale est-elle applicable au cas particulier ? » le plus souvent ne sera pas, mieux que la première, résolue par la conscience individuelle de chacun des deux plaideurs aucun d'eux n'est assez désintéressé pour que sa sentence soit juste. On n'est pas bon juge dans sa propre cause, dit le proverbe.

Donc nouvelle cause de conflit qui, en dehors de toute société constituée, serait encore tranchée par la force brutale.

De là, l'organisation d'une seconde branche de l'autorité sociale : le pouvoir judiciaire. Les membres de ce pouvoir, appelés juges, sont réputés plus instruits de la loi, plus justes, plus désintéressés, plus indépendants que les parties en conflit. Ils appliqueront la loi générale au débat soulevé entre Lefebvre et Caron, et leur sentence, sous le nom général de jugement, sera réputée la vérité... vérité relative aux deux plaideurs seulement, bien entendu, tandis que la loi est une vérité générale.

Supposons que le tribunal, organe du pouvoir judiciaire, donne raison à l'acheteur et décide qu'en vertu de la loi, il a le droit de réclamer à son vendeur, Lefebvre, les 1,000 fr. Tout n'est point encore fini: Lefebvre exécutera-t-il la sentence rendue contre lui?

Qu'il refuse, et nous n'avons encore dans un état sauvage que la force individuelle pour remède Caron obtiendra ce qui lui est dû,

s'il est assez fort; sinon, il restera spolié par son débiteur, reconnaissant sa dette, mais armé, menaçant et adressant à son créancier au sujet des 1,000 fr. la parodie d'un mot célèbre : « Viens les prendre. »

La nécessité d'une troisième branche du gouvernement social, le pouvoir exécutif, apparaît ici. Il intervient pour faire exécuter les jugements et les lois : la société met entre ses mains une force suffisante qui, pour faire rendre ce qui est dû au faible, brise toutes les résistances individuelles ou collectives qui s'opposent à l'exécution de la loi. Si un gendarme ne suffit pas, il y en aura deux, dix; il y aura un régiment, une armée mise au service du droit... et si le pouvoir exécutif n'est pas assez fort pour faire respecter la loi dans une nation, cette nation est perdue: elle retourne à la barbarie, à l'anarchie.

Toute société constituée doit donc faire de la force la servante de la loi, faire de la loi une règle respectée, vivante, pratiquée, et donner ainsi à ses membres une sécurité plus grande que celle qu'ils auraient eue en restant isolés.

En dehors de la société, chacun se fait justice à soi-même, et comme il n'obtient justice qu'en proportion de sa force individuelle, la force prime le droit. Dans une société organisée, nul ne se fait justice à soi-même, et la civilisation y fait des progrès en proportion de l'obéissance à la loi, à ses interprètes et à ses agents.

Nous pouvons maintenant donner une nouvelle et plus précise définition d'un droit: c'est la faculté de réclamer l'intervention du pouvoir social pour obtenir ce qui nous est dû dans un cas déterminé.

Le droit est donc une liberté d'agir garantie, protégée et sanctionnée. Appliquons cela à notre procès: Caron a le droit, c'est-à-dire la faculté juridique de réclamer l'intervention du pouvoir exécutif pour obtenir ce qu'une décision du pouvoir judiciaire a décidé lui être dû par application d'une loi émanée du pouvoir législatif.

Propriétaire d'un terrain, j'ai le droit de le cultiver, de le louer, d'y élever des constructions, etc., de faire tous les actes, de retirer toutes les utilités qui rentrent dans la définition du droit de propriété donnée par le législateur. Si quelqu'un met obstacle à l'exercice d'un de ces actes, veut m'empêcher de bâtir, par exemple, j'ai le droit de faire parler le pouvoir judiciaire. S'il me donne raison et si mon adversaire emploie la violence pour m'empêcher de bâtir, je recourrai au pouvoir exécutif, qui écartera par la force sociale les obstacles mis à l'exercice de mon droit.

En toute matière juridique il en est ainsi. Un droit et une liberté sont une même chose dans une société civilisée. La liberté totale, c'est le droit de faire tout ce que la loi permet expressément ou tacitement. L'obéissance à la loi qui protége ainsi le droit de chacun est donc la première condition de la liberté.

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