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TERRAY CONTROLEUR GÉNÉRAL.

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magistrature demeura séparée en deux partis, le parti rallié et le parti indépendant.

Les choses se passèrent plus ou moins partout comme en Bourgogne, et partout on demanda les états généraux. Seulement il y eut d'autres résistances que celles de la magistrature. Ainsi le prince de Beauvau, qui commandait en Languedoc, et le duc de Duras, gouverneur de Bretagne, refusèrent d'installer les nouvelles cours. En Bretagne, les états qui avaient pris parti pour le Parlement furent menacés. En Normandie, des gentilshommes protestèrent contre la violation de l'antique charte normande, et ne cédèrent que devant les menaces d'exil et de prison. On ne reconstitua pas de parlement à Rouen; on se contenta de créer deux conseils supérieurs.

Cependant le nouveau système judiciaire fonctionna, et Maupeou resta le maître. Il décida que les anciennes charges, propriété des titulaires, leur seraient remboursées. L'acceptation de ce remboursement, qui du reste ne fut pas obtenue sans peine, fut considérée comme un acte d'adhésion.

XVII. La situation financière ne fut pas étrangère au coup d'État. Elle ne s'était pas améliorée depuis la paix; or cela seul équivalait à une aggravation.

Laverdy quitta le contrôle général, le 27 septembre 1768, après s'y être enrichi et rendu impopulaire. Choiseul lui fit donner pour successeur un autre membre du Parlement, d'Invau, et rétablit l'ancien conseil des finances. D'Invau se retira au bout d'un an, à cause des résistances qu'il trouvait dans le conseil, et se fit honneur de refuser la pension ordinaire qu'on accordait aux ministres sortants.

Son successeur fut encore un conseiller, l'abbé Terray. La voix publique désignait Turgot; mais Turgot était un des chefs des économistes, secte tenue en suspicion par les hommes pratiques, bien que la plupart d'entre eux ne lui fussent pas tout à fait étrangers. Maupeou eut alors l'habileté de faire agréer Terray, qui s'était distingué dans le Parlement par son talent de rapporteur et par une disposition à peu près constante à soutenir les droits de la couronne. Terray, riche par lui-même, avait encore accru sa fortune par d'heureuses spéculations. C'était, il est vrai, un homme sans principes, sans mœurs, et. qui s'était fait pour ce dernier motif censurer par le clergé, Mais Maupeou le choisit précisément parce qu'il le savait sou

ple, dépourvu de scrupules, peu soucieux de braver l'impopularité, et capable de tenir tête à Choiseul.

Lorsque Terray fut nommé contrôleur général, le 21 décembre 1769, le déficit annuel de la recette, mise en regard de la dépense, était estimé soixante-trois millions, et le Trésor était chargé d'une dette flottante exigible d'un peu plus de cent millions.

Tous les financiers avaient alors un mot d'ordre ou un thème commun, qui était : Ni banqueroute, ni emprunt, ni impôts nouveaux. Terray s'y conforma. Il proposa, dans son premier rapport au roi, des retranchements de dépenses, et annonça qu'il obtiendrait un accroissement de recettes en deux ou trois ans par le remaniement des impôts existants.

Mais le programme n'avait pu jusque-là étre réalisé, et Terray ne tarda pas à se convaincre qu'il ne serait pas plus heureux. En attendant, la crainte de voir le Trésor suspendre ses payements était générale. Terray prit tout à coup un parti violent. Au mois de mars 1770 il suspendit le payement des assignations ou rescriptions. Il en donna pour raisons que la mesure était inévitable, que le mal qu'elle devait produire était déjà fait, les titres étant très-dépréciés, que par ce moyen on tirait une ligne de démarcation entre le passé et l'avenir, que l'avenir était libéré et la banqueroute conjurée. La banqueroute générale était un épouvantail, et personne n'en eût admis l'idée. Mais il ne manquait pas de gens pour soutenir celle d'une suspension partielle des payements, pour dire que si la fidélité aux engagements était un principe, ce ne pouvait être un principe absolu, et que l'habileté consistait souvent à sacrifier la partie pour sauver le tout.

Restait encore à boucler les budgets. Terray y parvint par des réductions sur les pensions, les tontines, les rentes viagères ou perpétuelles, et par une infinité d'édits bursaux destinés à créer de nouvelles ressources. Il rétablit la vénalité des offices municipaux dans le temps où l'on supprimait celle des charges de judicature; il leva sur les titulaires d'offices un emprunt forcé de vingt-huit millions et un emprunt volontaire de cent soixante millions, dont moitié payables en effets royaux. I augmenta les cautionnements des receveurs généraux. Il refit les baux des fermes et diminua le bénéfice des fermiers. Il exigea du clergé et des pays d'états des dons gratuits extraordinaires. Il obligea les villes à livrer au roi les fonds consa

MESURES FINANCIÈRES DE TERRAY.

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crés à l'extinction de leurs dettes. Il augmenta les tailles et l'impôt du sel. Il taxa les anoblis. Enfin il employa en temps de paix tous les moyens qu'on employait extraordinairement pendant les guerres. Il prorogea le premier vingtième indéfiniment et le second pour dix ans, avec des conditions qui les aggravaient.

Toutes ces mesures n'empêchèrent pas qu'en 1773, lors de son dernier compte rendu au roi, la dette ne fût demeurée stationnaire. Terray en donna pour raisons les dépenses exigées par le mariage du dauphin et celui du comte de Provence, les préparatifs militaires faits contre les Anglais et la cherté des grains. A ces raisons il faut ajouter ce que coûtèrent le coup d'État et ses suites, outre cent millions de capital ou cinq millions de rentes pour le remboursement des charges de judi

cature.

Tant que l'ancien parlement subsista, Terray éluda l'opposition en évitant de faire des édits ou en ne faisant que les plus nécessaires. Le coup d'État le mit à l'aise et rendit possibles des mesures qui autrement ne l'eussent pas été. Ainsi il n'eût pu proroger les vingtièmes. Il n'eût pu limiter le contrôle de la chambre des comptes. Il n'eût pu subvenir, comme il fit, aux folies de madame du Barry, qui coûtait soixante mille livres par mois, sans compter les dons manuels et les dépenses du château de Luciennes. Terray obtint, grâce à elle, la place lucrative d'intendant des bâtiments, abandonnée par Marigny, le frère de madame de Pompadour. On prétendit qu'il aspirait à devenir un jour chancelier et même cardinal, comme l'avaient été Dubois et Tencin. On le jugeait trop riche pour chercher dans sa charge des profits. Il en chercha pourtant, et il laissa son entourage trafiquer de sa faveur. Bas avec les uns, arrogant avec les autres, peu retenu dans ses paroles et cynique dans sa conduite, il se fit justement détester et bafouer. Ses ennemis lui attribuèrent une infinité de mots et d'histoires qui furent accrédités. Il eut sa légende dès son vivant, et son nom devint si odieux que plus tard les écrivains royalistes s'accordèrent pour le regarder comme un des hommes qui avaient le plus contribué à la chute de l'ancien régime.

La cherté des grains fut à la fois une cause d'agitation et une des grandes charges qui pesèrent sur les finances.

L'édit de 1764, qui établissait la liberté d'importation et d'exportation, avait été suivi de trois années d'abondance.

Mais, en 1767, les mauvaises récoltes commencèrent et amenèrent une hausse progressive des prix. On s'en prit à la liberté, chose inévitable; on crut au moins qu'elle y contribuait pour beaucoup. On reprocha aux économistes d'avoir sacrifié à une théorie et à une théorie fausse. Il y eut des émeutes en Normandie pour empêcher l'exportation. Les parlements, ayant la police dans leurs attributions, firent des remontrances. Une foule d'écrits parurent pour ou contre la liberté. Morellet, Turgot, la défendirent. L'abbé Galiani conquit la célébrité par un traité où il démontrait victorieusement que la loi était mal faite, que la liberté du commerce extérieur supposait la liberté du commerce intérieur, c'est-à-dire des moyens de circulation bien meilleurs que ceux dont on disposait, des suppressions de péages, de taxes locales, et qu'enfin elle ne devait s'établir que par des traités de réciprocité avec les pays étrangers (1769). Terray suspendit l'exportation le 14 juillet 1770. La cherté continua, parce qu'elle avait bien d'autres causes et qu'il était à peu près impossible de faire des approvisionnements sérieux sur les marchés étrangers, appauvris à leur tour par la guerre et de mauvaises récoltes. La polémique n'en devint que plus active; les opinions opposées se croisèrent dans tous les sens. En 1772, le parlement de Toulouse (celui de Maupeou) rendit un arrêt pour rétablir la libre exportation. L'arrêt fut cassé aussitôt par le conseil.

Le gouvernement faisait de grands achats pour maintenir des prix moyens, au moins sur le marché de Paris. Il en avait chargé une société, dont les opérations étaient secrètes, mais dont l'existence, quoiqu'on fit pour la dissimuler, ne l'était pas. Le public, sachant que le roi avait une cassette particulière et faisait des spéculations, s'imagina qu'il spéculait sur les grains, étendit cette imputation à Terray, et crut à l'existence d'un pacte, qu'on appela le pacte de famine. Rien ne contribua davantage à jeter dans les esprits populaires, contre le roi et la cour, les ferments de cette haine que la révolution fit éclater. Non-seulement Louis XV ne fit rien pour combattre cette créance des faubourgs, mais il donna des armes à la malveillance en défendant aux parlements de faire des remontrances sur le sujet des accaparements.

XVIII.

Après la retraite de Choiseul, les affaires étrangères furent destinées à d'Aiguillon. Toutefois, pour ménager

PREMIER PARTAGE DE LA POLOGNE.

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l'opinion, la nomination définitive du favori de madame du Barry n'eut lieu que le 6 juin 1771.

La paix des mers n'était plus menacée; car le roi d'Espagne avait fait satisfaction à la cour de Londres au sujet des fles Malouines. Mais l'isolement diplomatique fut encore plus grand qu'auparavant. L'intimité, sinon l'alliance de l'Espagne, fut perdue. Le renvoi des parlements ne releva pas notre prestige. A Madrid, à Londres et dans la plupart des cours étrangères, on eut le pressentiment que la France traverserait une crise prochaine.

Pendant ce temps Frédéric poursuivait avec sa constance ordinaire son but de s'agrandir en Pologne. Les succès des Russes contre les Turcs, succès dont la France était seule à s'étonner, inspiraient à Vienne de naturelles alarmes. Frédéric, partageant ces alarmes, eut à cette occasion deux entrevues avec Joseph II, l'une à Neisse en Silésie, le 27 août 1769, qui n'eut qu'un caractère privé, l'autre, le 8 septembre 1770, à Neustadt en Moravie, cette dernière officielle; Kaunitz, le chancelier de l'Empire, y assista. La Prusse et l'Autriche se rapprochèrent et rétablirent entre elles des relations interrompues depuis longtemps. Les Russes ayant soulevé la Grèce, incendié la flotte ottomane et occupé les provinces danubiennes, l'Autriche, qui ne voulait à aucun prix les laisser s'établir sur le Danube, offrit sa médiation, et menaça d'entrer elle-même en lice si la guerre était poursuivie. Frédéric appuya cette offre de médiation avec l'arrière-pensée d'amener Catherine à s'indemniser de ses frais de guerre sur la Pologne, comptant s'y agrandir lui-même et obtenir d'une manière ou d'autre l'agrément de la cour de Vienne pour ce genre d'arrangement. « Après avoir tout examiné, dit-il dans ses Mémoires, c'était l'unique voie qui restât d'éviter de nouveaux troubles et de contenter tout le monde. »

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Il fallait pour cela obtenir de la Russie qu'elle renonçat à s'établir sur le Danube et qu'elle abandonnát ses prétentions excessives à l'égard de la Turquie. Catherine y était peu disposée. Elle voulait la navigation libre de la mer Noire et la cession par la Porte de tous les pays riverains de cette mer. L'occupation de la Crimée par ses lieutenants, en 1771, l'encouragea d'abord dans ses prétentions. Elle finit pourtant par consentir à fixer sa limite au Dniester, et cette circonstance décida l'Autriche à entrer en arrangement.

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