1847. DU REMPLACEMENT MILITAIRE. 26 novembre 184€. il Le Moniteur de l'Armée a cessé de railler et de mettre en avant la couronne de Monaco; mais, devenu sérieux, n'admet pas qu'on puisse comparer la France à la GrandeBretagne : << Il n'y a point de justes et logiques rapprochements à établir entre les constitutions militaires de deux pays dont les mœurs, les institutions et les positions géographiques sont si différentes. >> Cette différence, je l'avoue, a existé; mais, à son tour, le Moniteur de l'Armée sera forcé de convenir qu'elle tend constamment à s'affaiblir et à disparaître. Les mœurs !... mais elles se rapprochent et se ressem→ blent chaque jour davantage. Encore quelques années, et elles seront si parfaitement pareilles, qu'on ne pourra plus les distinguer. Anglais et Français, l'industrie et le commerce nous poussent fatalement dans les mêmes voies, nous font contracter les mêmes usages, nous forment à la même éducation. Les institutions!... mais, en France comme en Angleterre, ne sont-elles pas représentatives? A Paris comme à Londres, n'avons-nous pas la liberté de la tribune et de la presse, deux Chambres, une royauté inviolable (ce qui, dans l'un et l'autre pays, n'a pas empêché de la violer,, et des ministres responsables? Les positions géographiques!... mais depuis l'invention et le perfectionnement de la vapeur, qui permettent d'aller débarquer une armée sur des côtes, les îles ont perdu leur situation privilégiée. Essayez de fortifier des côtes aussi étendues que celles du Royaume-Uni ! En quoi donc, s'il vous plaît, consiste cette différence si grande entre l'Angleterre et la France que celle-là puisse se contenter d'un effectif soldé de 105,000 hommes, et que celle-ci doive en entretenir un de 500,000, et dépenser un million par jour pour son armée ? Le Moniteur de l'Armée ajoute : « Pour avoir en France une armée d'engagés volontaires, même réduite au chiffre de 105,000 hommes, il faudrait rétablir le raccolage, qui n'est plus possible, et une discipline dont le souvenir révolte nos idées. La Restauration avait aboli la conscription; elle voulut avoir des régiments d'engagés volontaires; il ne s'en présenta que pour les gardes du corps et les mousquetaires. » Je réponds: Lisez donc le rapport du lieutenant-général vicomte de Préval, fait à la Chambre des pairs au nom d'une commission spéciale (1) chargée de l'examen du projet de loi contenant des modifications à la loi du 21 mars 1832 sur le recrutement de l'armée, et vous y trouverez ce démenti qui vous est donné en ces termes : « LE GÉNÉRAL DE PRÉVAL: Le nombre des remplaçants augmente dans une proportion toujours croissante. Plus de cent mille se trouvent dans les rangs de l'armée, et chaque année ils composent un quart (2) environ du contingent. Un grand nombre accomplissent honorablement leurs devoirs, obtiennent de l'avancement, arrivent aux grades élevés, et font oublier qu'un contrat vénal les a appelés sous les drapeaux. » Dans ce fait incontestable, incontesté et si éloquent des (1) Cette commission était composée de MM. le comte Portalis, le baron Feutrier, le marquis de Laplace, le maréchal comte Vallée, le vicomte de Préval, le baron Neigre, le vicomte de Caux. (2) La moyenne actuelle des remplaçants est de 19,544. progrès continus du remplacement, que faut-il voir, si ce n'est le raccolage se faisant de lui-même et sans effort, si ce n'est, de la part de l'armée, une tendance naturelle et invincible à se transformer, à se donner une constitution nouvelle en rapport avec l'esprit nouveau des sociétés? M. le maréchal Soult a dit : « Le remplacement est un » mal réel pour l'état militaire, un malheur pour l'ar»mée française, une plaie d'une profondeur immense? » A cette grave accusation du ministre de la guerre, je me borne à opposer ces paroles du rapporteur de la loi de 1843, d'un ancien garde-des-sceaux, ministre de la justice, de M. Vivien, au nom d'une commission composée de MM. le général Jamin, le marquis de Mornay, le général Dulimbert, le général Bonnemains, le général Girod (de l'Ain), le colonel Schauenburg, le contre-amiral Hernoux et le général Meynadier : « Le remplacement est consacré par une longue habitude; quelques esprits, plus dogmatiques qu'initiés aux nécessités de notre ordre social, le condamnent comme une atteinte à l'égalité, comme un privilége accordé à l'opulence au détriment des classes laborieuses. L'état de nos mœurs et l'intérêt du pays protestent contre ces attaques. Dans une société livrée aux soins de l'industrie, où les propriétés sont divisées et les fortunes médiocres, où chacun doit, par un labeur sans relâche, un zèle infatigable et des veilles incessantes, préparer son état et se faire à soi-même sa place dans le monde, imposer indistinctement à tous l'obligation de passer dans une caserne plusieurs années, les plus fécondes de la vie, ce serait causer au plus grand nombre un irréparable dommage et leur fermer la carrière, objet des veilles de leur jeunesse entière et espoir de leur avenir. Aucun des intérêts généraux de la société n'y trouverait profit; les progrès des arts, de la science, de l'industrie seraient arrêtés par cette loi aveugle. Les conséquences n'en pourraient être, sinon évitées, du moins atténuées, que par une abréviation notable de la durée du service, comme en Prusse; mais alors, à moins d'imiter les institutions militaires de cette nation, institutions si peu conformes à nos mœurs, le pays ne posséderait plus une armée véritable, exercée, aguerrie, et les nécessités de la défense se trouveraient sacrifiées à une vaine théorie. Le remplacement est-il donc onéreux aux classes laborieuses? Les plaintes qui se font entendre partentelles de leur sein? Se féliciteraient elles de son interdiction? Chaque année il verse plus de trente millions dans les familles les moins aisées. Il appelle sous les drapeaux et soumet à une discipline nécessaire des hommes que ce joug assouplit et façonne. Il substitue en eux l'amour de l'ordre à l'esprit d'insubordination, l'instruction à l'ignorance, la politesse à la grossièreté. Leur cause-t-il des maux qui puissent être mis en balance avec ces avantages? D Aux paroles que je viens de citer, je peux encore ajouter celles-ci d'un ancien ministre de la guerre : « LE GÉNÉRAL DE CUBIÈRES : Que l'on cesse de s'effrayer du grand nombre de remplaçants qui figurent dans nos rangs; que l'on ne craigne point que leur présence puisse altérer la nationalité de notre armée ; nous pouvons l'affirmer sans crainte d'étre démentis par aucun chef de corps, les remplaçants sont d'aussi bons Français et d'aussi bons soldats que les autres; ils l'ont prouvé dans nos dernières guerres; ils le prouvent tous les jours en Afrique. » Quoi qu'il en soit, le remplacement existe, et il existe si bien que M. le maréchal Soult, président du conseil et ministre de la guerre, auteur de plusieurs projets de loi relatifs au recrutement de l'armée, dans aucun de ses nombreux projets, n'a osé proposer de l'interdire, bien que dans l'un de ses exposés des motifs, celui de 1843, il en ait constaté en ces termes les rapides progrès : << En 1806, sur un effectif de plus de 500,000 hommes, il n'y avait pas un huitième de remplaçants. >> En 1826, cette proportion était d'un cinquième. » En 1835, presque d'un quart. » En 1842, sur un effectif de 337,000 hommes, il y avait plus du quar de soldats remplaçants. » Quels immenses avantages sont donc offerts aux remplaçants, pour que leur nombre tende constamment ainsi à s'accroître? Des pensions sur l'État, des emplois civils leur sont-ils garantis à l'époque de leur libération? - Non. Le prix d'un remplaçant, pour l'infanterie, varie, selon les circonstances, de 1,800 fr. à 2,000 fr., et de 2,000 à 2,400 fr. pour la cavalerie, l'artillerie et les armes spéciales. C'est donc pour une faible somme de 2,000 francs, en moyenne, que 15,000 remplaçants consentent annuellement à aliéner leur liberté. Quand il en est ainsi, à moins de fermer les yeux à l'évidence et de nier à midi la clarté du jour, qui pourrait prétendre que s'il se trouve chaque année à de telles conditions 15,000 remplaçants, il ne se trouverait pas facilement le double, le triple, le quintuple d'engagés si l'armée était constituée de telle sorte que des engagés volontaires de seize ou de dix-huit ans, après vingt-cinq années de services, à quarante-et-un ou quarante-trois ans, conséquemment encore dans la force de l'âge, et en état de contracter avantageusement mariage, n'eussent qu'à choisir entre une pension fixée à l'avance par la loi, ou un emploi désigné parmi un certain nombre de fonctions réservées? Mais si nos idées étaient admises, et elles le seront certainement un jour, car elles ont avec elles la force des choses, en supposant que l'effectif soldé de la France fût réduit au 200° de la population, soit 180,000 hommes (1), ce qui équivaudrait encore au double de celui de l'Angleterre, la durée de l'enrôlement étant de trente années, divisée en six termes successifs de chacun cinq années, et non pas à vie comme dans la Grande-Bretagne, le roulement établi, que faudrait-il chaque année, pour l'entretenir, d'enrôlements volontaires? 8,000, c'est-à-dire la moitié du nombre fourni actuellement par les remplaçants, en tenant compte des vides faits par la mortalité. Quelle armée d'élite que celle qui serait constituée sur de telles bases! Tel qu'il existe, le remplacement est une transaction entre l'erreur ou le système des appels que vous soutenez et la vérité, ou le système des engagements volontaires que nous proposons. C'est un point de départ qui indique le but vers lequel il faut se diriger. Vous êtes d'avis, avec un ancien ministre de la guerre, que le remplacement est un «mal, un malheur pour l'armée française, une plaie d'une profondeur immense, » et vous le laissez subsister; je suis d'avis, avec un ancien ministre de la justice, qu'interdire le remplacement, «< ce serait causer au plus grand nombre un irréparable dommage,» et (1) L'Assemblée constituante, je ne me lasserai pas de le rappeler, avait fixé l'effectif de l'armée à 150,000 hommes. Sous la République, en l'an VI, la dépense du budget de la guerre ne figure que pour 95 mil |