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636 [Assemblée nationale législative] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [7 décembre 1791.]

Si nous connaissions bien les positions actuelles, si nous étions sùrs qu'elles ne varieront pas, on pourrait vous proposer des mesures. Mais nous ne sommes pas certains du passé, nous ignorons le présent, et nous ne pouvons prévoir l'avenir. Dans de pareilles circonstances, on ne peut pas même conjecturer. Comment pourraiton vous conseiller de prendre un parti?

D'ailleurs, en vous proposant de maintenir l'état des gens de couleur, tel qu'il était au mois de septembre dernier, M. Brissot entend que le concordat sera suivi, quelles que soient les positions, lorsque les nouveaux ordres parviendront dans là colonie. C'est au moins là conséquence juste et nécessaire de son projet.

M. Brissot entend donc aussi que le concordat, qui est contraire au décret du 24 septembre, doit provisoirement avoir plus de force que ce dé

cret.

Mais M. Brissot a-t-il bien médité ce système ? Je lis dans la Constitution ces mots énergiques: « Les colonies et possessions françaises dans l'Asie, l'Afrique et l'Amérique, quoiqu'elles fassent partie de l'Empire français, ne sont pas comprises dans la présente Constitution. »>

Il suit de là que l'Assemblée constituante se réservait la faculté de décréter ce qu'elle croirait convenable pour les colonies.

Pouvait-elle décréter des articles constitutionnels pour Saint-Domingue ?

Qui que ce soit ne contestera raisonnablement ce droit à l'Assemblée constituante.

Aussi elle a usé de ce droit. Le décret du mois de septembre porte ces mots : « L'Assemblée nationale constituante décrète comme articles constitutionnels. (Murmures et interruptions.)

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Plusieurs membres à gauche: Non! non!

M. Ducastel. Nous examinerons dans le calme si le décret est constitutionnel ou... Plusieurs membres à gauche: Non, il ne l'est pas!

M. Ducastel. Je défie tous ceux qui sont ici de dire que ce qui est constitutionnel ne doit pas nous arrêter, et jusqu'ici, du moins, le décret du 24 septembre doit être regardé comme tel; je reprends mon opinion.

Elle prend donc sa qualité, son titre d'Assemblée constituante, elle décrète donc les articles comme étant constitutionnels ».

Elles s'exprime ainsi, parce qu'elle voulait que la colonie qui n'était pas comprise dans la Constitution du royaume, eùt sa constitution distincte quant aux objets énoncés par les articles constitutionnels.

Qui, de bonne foi, pensera que l'Assemblée
eût employé ces mots constituante, articles
si elle eût cru rendre un dé-
constitutionnels

cret révocable !
Le décret du 24 septembre est accepté par le
roi, et M. Brissot propose d'inviter le roi à pren-
dre des mesures contraires à ce décret ?

Mais n'est-ce pas engager l'Assemblée dans
une fausse démarche ? Qu'attendez-vous done,
Messieurs, du roi constitutionnel des Français ?
n'est-il done plus chargé d'exécuter les lois du
royaume ? S'il devait s'expliquer sur votre invi-
tation, ne répondrait-il pas : Quoi! vous voulez
que je suspende l'exécution d'un décret dont les
articles sont « constitutionnels ? Vous désirez
cette suspension, lorsque vous ne la décrétez pas
lorsque ce décret subsiste dans toute sa force,
lorsque vous ne l'avez préalablement modifié,
d'aucune manière ? Si vous ne croyez pas pou-

voir y déroger maintenant, je peux encore moins
le suspendre, je dois et je veux le faire obser-
ver. J'ai donné des ordres relatifs à ce décret -
ils sont portés, et seront peut-être exécutés par
les troupes de la nation, avant que de nouveaux
ordres parviennent à la colonie. Je n'ai pas le
droit, au mépris d'une loi, d'ordonner qu'un
concordat que la crainte et le malheur accep-
tèrent, qui n'eut lieu que dans une portion de
la colonie, qui peut n'être pas suivi maintenant,
qui pourra être abandonné quand les premières
troupes seront arrivées, soit cependant maintenu
ou rétabli malgré les résistances quelconques.
Ce serait donner une nouvelle secousse à la co-
lonie déjà trop ébranlée : ce serait y violer la
loi pour y introduire la guerre.

Oui, Messieurs, le roi pourrait et devrait tenir ce
langage. Il aurait encore à vous observer que
vous connaissiez le décret, quand les secours ont
été demandés, préparés, annoncés, embarqués :
que cependant vous n'avez point manifesté votre
intention actuelle; que par conséquent vous
laissez le décret dans toute sa force et qu'e-
tant une loi pour vous, il en était une pour le
pouvoir exécutif.

Comme M. Brissot, je chéris la liberté (Murmures et applaudissements.), je déteste l'esclavage: je proclame le droit naturel et civil des hommes de couleur. Je voudrais que tous les colons blancs l'eussent reconnu; mais je respecte religieusement la Constitution et les lois existantes. Le décret subsiste; il est ma règle. M. Brissot vous propose de l'enfreindre indirectement. Les détours ne vous conviennent pas. (Appiaudissements.) Votre marche doit être grande et loyale. Vous n'avez qu'une chose à voir : c'est le décret; ses articles sont-ils décrétés comme « constitutionnels » par l'Assemblée nationale, sous le titre d'Assemblée « constituante»? Vous ne pouvez ni détruire ni dénaturer cette loi. Les articles ne sont-ils pas ainsi décrétés ? vous pouvez anéantir ou modifier ce décret par un autre. Mais il faut que vous rendiez cet autre décret. L'invitation qui vous est proposée n'y supplée pas. Le roi ne pourra y voir une loi qui l'autorise à suspendre le décret du 24 mars. Il n'apercevra dans l'invitation que votre embarras ou vos doutes. Il sera contraint de se décider pour la loi ses agents n'oseront admettre un plan opposé. Tout citoyen pourrait déclarer qu'il y ré siste.

Or, Messieurs, rendrez-vous un décret qui déroge à celui du 24 septembre ? Ce sera l'objet d'une autre discussion, on examinera ces points intéressants. Les articles du décret sont-ils constitutionnels? Le Corps législatif peut-il déroger? S'il le peut, le doit-il dans la forme exprimée par M. Brissot ?

Si la colonie entière avait reçu le concordat, si elle l'observait actuellement, si nous étions sùrs que rien ne serait changé soit à l'arrivée de nos premières troupes, soit par elles, je désirerais, Messieurs, que le décret ne subsistât plus.

Mais je le répète, la colonie entière n'a pas reçu le concordat; les positions actuelles et futures nous sont inconnues, et le décret est en vigueur. Voilà ce qui repousse sans cesse le projet de M. Brissot.

On a dit: Périssent à jamais les colonies plutôt que de sacrifier un principe! » Si la proposition est juste, j'avoue que je n'aurais pas le courage d'én solliciter l'application. Mais puisque les principes sont si précieux, respectons-les toujours. Ne violons pas implicitement un dé

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cret qui n'est ni révoqué, ni déclaré révocable. (Applaudissements.)

MM. Vergniaud et Gensonné vous ont aussi présenté des projets moins éloignés des saines règles, ces projets méritent cependant un examen. Je ne les discuterai pas en ce moment. Je dirai seulement que MM. Vergniaud et Gensonné n'ont pas assez vu les changements que les circonstances et nos premières troupes pourront opérer; que M. Vergniaud suppose l'état de paix, et ne règle point l'état de guerre; et que M. Gensonné donné aux agents du roi un pouvoir vague et par conséquent arbitraire.

Je n'ai demandé la parole que pour combattre le projet de M. Brissot, parce que ce projet est le seul point soumis à la discussion. Ma tâche est remplie.

Quant à vous, Messieurs, ou vous devez laisser agir le pouvoir exécutif, ou vous devez l'inviter à prendre des mesures.

Au premier cas, vous n'avez rien à faire; au second, vous êtes obligés d'énoncer ces mesures. Mais dans une situation aussi critique, je pense qu'il faut suspendre cette discussion, et la reprendre après le rapport de votre comité colonial. (Murmures.) Vous donnera-t-il des éclaircissements capables de vous décider ? J'en doute. Mais enfin, si une résolution vous est permise, c'est lorsque vous serez environnés de toutes les lumières possibles. (Applaudissements.)

Plusieurs membres : L'impression!

D'autres membres: La question préalable! (L'Assemblée, consultée, rejette la question préalable et décrète l'impression du discours de M. Ducastel.)

M. le Président. Messieurs, vous m'avez chargé d'écrire à M. le ministre des affaires étrangères et à M. le ministre de la marine, pour leur demander des éclaircissements sur l'affaire de M. Roustan; voici leur réponse :

M. le ministre des affaires étrangères dit qu'il va faire tout ce qui dépendra de lui pour nous donner les éclaircissements que nous fui demandons sur l'affaire de M. Roustan; mais il observe que les bureaux des affaires étrangères étant placés dans un quartier très éloigné, il pourrait arriver que les éclaircissements ne pussent point être donnés avant la fin de la séance.

M. le ministre de la marine répond que ses commis sont sortis, qu'il va les faire rappeler, et qu'il tâchera de vous donner les éclaircissements demandés avant la fin de la séance.

La discussion du projet de décret de M. Brissot de Warville relatif aux colonies est reprise.

M. Ducos. Messieurs, je me présente pour appuyer le projet de décret proposé hier par M. Brissot. Voici la question qui se présente:

«Convient-il de maintenir provisoirement l'exécution de ce concordat, des autres pactes souscrits entre les blancs et les hommes de couleur, et les arrêtés de l'assemblée coloniale qui les ratifient, jusqu'à ce que l'assemblée coloniale ait ultérieurement statué sur les mesures à prendre pour rétablir l'ordre et la paix dans les colonies?» Permettez-moi de le répéter, Messieurs, c'est demander, en d'autres termes, si, pour conserver Saint-Domingue à la France, il est indispensable d'y maintenir l'ordre de choses qui vient de sauver cette ile. Daignez envisager d'abord la marche naturelle des événements;

(1) Bibliothèque de la Chambre des Députés : Collection des affaires du temps, Bf in-8° 165, t. 155, no 11.

les blancs et les mulâtres, réunis pour leur défense commune, sont sourdement divisés encore par des haines et des défiances réciproques; le faible espace de 60 jours n'a point éteint de longs ressentiments aigris, d'une part, par le souvenir amer de l'injustice et de l'oppression, animés, de l'autre, par les retours secrets dé l'orgueil humilié. N'en doutez point, Messieurs, dès qu'un danger unique et général n'absorbera plus les autres passions, vous verrez les rivalités renaître, les partis se former encore, et de nouvelles divisions ensanglanter peut-être cette malheureuse terre, qui n'a connu de la liberté que les désordres et les malheurs qui la précèdent. Croyez-vous que les blancs puissent dompter si facilement, après cent années de despotisme, le préjugé dont se nourrissait leur orgueil? Pouvez-vous penser que les gens de couleur, armés aujourd'hui, fiers des services qu'ils ont rendus, fiers des droits qu'ils ont recouvrés, élevés enfin à la dignité d'homme, puissent consentir à redescendre à l'abrutissante dégradation de leur être? Ah! ne l'espérez pas, il n'est plus temps de les avilir; on peut bien, à force de vexations et d'injustices, retenir dans l'abjection une classe d'hommes ineptes, dont l'âme, défigurée par une éducation servile, considère l'esclavage comme son état naturel; mais le cœur qui s'est ouvert aux premières douceurs de la liberté, qui s'est accoutumé à ne voir qu'un égal dans son semblable, ne consentira jamais à se dessaisir de ce bien suprême. (Applaudissements.) J'en atteste le vôtre, Messieurs, celui qui s'est rendu digne de la liberté en combattant pour elle, ne rentrera jamais sous le joug; il ne connait pour capitulation que la mort.

Telle sera, Messieurs, la fermentation des esprits et la chaleur de la crise lorsque les forces, envoyées par le pouvoir exécutif pour arrêter les dernières tentatives des noirs insurgents, arriveront dans la colonie. Je frémis d'avance des malheurs que ce débarquement prépare, si vous ne vous hâtez de les prevenir; une triste expérience a appris à vos prédécesseurs que les troupes françaises envoyées dans les Antilles pour y maintenir l'ordre et la paix, fatiguées de la contrainte d'une sévère discipline dans ces contrées lointaines, mécontentes par l'incivisme de leurs chefs, égarées par les mauvais citoyens, séduites par les divers partis, finissaient toujours par se dévouer aux intérêts de l'un d'eux, et par fomenter elles-mêmes les désordres qu'elles devaient réprimer. Est-ce pour apaiser la révolte des noirs qu'elles se rendent à SaintDomingue? Eh bien, j'ose affirmer ici, Messieurs, si vous ne réglez leur destination, c'est ce qu'on appellerait une révolte de mulâtres qu'elles seraient appelées à punir. Les assemblées de la colonie, armées du décret du 24 septembre, feraient peut-être, de ce nouveau renfort, un nouvel instrument de despotisme; les mulâtres combattraient avec énergie; et qui de vous oserait blâmer leur résistance? Ils s'armaient au nom de leurs droits sacrés, au nom du pacte solennel garanti par les serments des colons blancs de Saint-Domingue, au nom de leurs services récents et méconnus, au nom de la patrie, enfin, dont ils sont les plus fidèles enfants et les plus fermes défenseurs dans la colonie. Une nouvelle secousse de révolution bouleverserait cette florissante plantation, fumante encore des ravages de l'incendie, et l'ardeur que vous mettez à la secourir ne produirait que des crimes inutiles et de nouveaux malheurs.

638 [Assemblée nationale législative.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [7 décembre 1791.]

Une considération plus importante achèvera de vous déterminer; la récolte des noirs, châtiée plutôt qu'apaisée, peut recommencer avec des caractères plus effrayants; voulez-vous qu'elle trouve les deux classes d'hommes libres divisés d'opinions et d'intérêts, prêts à en venir aux mains, ou s'égorgeant déjà pour soutenir leurs prétentions? Voulez-vous engager les forces des mulâtres, si utiles, si redoutables contre les noirs, à la défense de leurs propres droits? Vous le savez, Messieurs, les gens de couleur, habitués aux intempéries du climat, accoutumés aux allures des noirs, doués d'une audace et d'une agilité qui leur fait franchir les mornes et traverser les plus étroits défilés sont le véritable rempart de nos iles contre les soulèvements des esclaves; et sans doute on ne dira plus aujourd'hui que l'activité » des gens de couleur produirait la révolte des nègres, puisque la révolte qui a éclaté pendant qu'on la leur refusait, n'a commencé à être réprimée qu'à l'instant même où les droits de citoyens leur ont été rendus. En un mot, Messieurs, la question se réduit à savoir si la réunion de ceux qui n'ont qu'un intérêt commun donnera plus de force à la classe d'hommes libres que leur division et leur guerre.

"

Ainsi, Messieurs, l'intérêt des colons blanes, celui des gens de couleur, l'intérêt des noirs eux-mêmes, dont le sang est sans doute de quelque prix à vos yeux, tout vous presse de maintenir provisoirement pour la conservation des colonies, un accord qui vient d'assurer leur salut.

Je le demande à ceux qui ont combattu cette
mesure si les dispositions des citoyens blancs
sont sincères, quel inconvénient trouvez-vous
à les maintenir? Leur générosité pourrait-elle
être offensée de votre empressement à faire exé-
cuter un accord si honorable pour eux? Si, au
contraire, ils n'avaient cédé qu'à la voix irré-
sistible de la nécessité, si le préjugé pouvait
l'emporter encore sur la délicatesse et la recon-
naissance, dites-nous avec franchise, voulez-vous
voir les scènes atroces d'Ogé, de Chavanes et de
leurs infortunés compagnons ensanglanter en-
core Saint-Domingue? Donnez-nous un garant
solide, que les blancs ne se vengeront pas de ce
cruel affront de l'égalité auquel un impérieux
besoin les a forces de consentir. Voulez-vous ré-
pondre vous-mêmes que l'accord juré entre les
blancs et les mulâtres sera maintenu jusqu'à
l'arrivée des lois que nous préparons? Vous ne
l'oseriez. Pourquoi donc osez-vous, inspirant
une confiance que vous ne partagez pas, arrêter
les efforts de l'Assemblée nationale pour main-
tenir encore cette union qui a sauvé la colonie?
« aux termes du décret du
Mais, dira-t-on,
24 septembre, vous ne pouvez statuer sur l'état
des personnes dans les colonies; or, le décret du
24 septembre est constitutionnel et par consé-
quent irrévocable ».

Si, quand il s'agit de sauver mes frères, je
pouvais condescendre à subtiliser, pour détruire
une fin de non-recevoir, je prouverais jusqu'à
l'évidence que le décret du 24 septembre n'est
point et ne peut pas être constitutionnel; je
dirais que je ne connais de décrets constitution-
nels que ceux qui sont compris dans la Consti-
tution, qu'elle-même annonce expressément que
les décrets rendus par l'Assemblée nationale
constituante seront exécutés comme lois, tant
été révoqués ou modifiés par
qu'ils n'auront pas
le pouvoir législatif. Je demanderais que le pre-
mier d'entre nous qui oserait avancer cette

étrange opinion, fût rappelé à l'ordre (Applau-
dissements et murmures.), pour avoir cherché à
glisser dans la Constitution un décret purement
législatif, et tenté par là de la changer dans une
de ses parties; j'observerais, au surplus, que les
efforts de quelques membres de l'Assemblée
constituante, pour donner au décret du 24 sep-
tembre une teinte constitutionnelle, ne prouvent
autre chose que la crainte de voir cette loi ré-
successeurs. (Applaudisse-
voquée par leurs
ments.)

Le moment d'entamer cette discussion n'est pas encore venu; sous peu de jours, l'Assemblée nationale jugera dans sa sagesse s'il importe au salut, au bonheur des colonies, à l'intérêt de la métropole, que le décret du 24 septembre soit maintenu ou révoqué. Tout ce qu'il faut dire aujourd'hui, c'est que la question dont on vous occupe n'est pas celle dont il s'agit; qu'elle consiste uniquement à savoir si vous pouvez adopter provisoirement, sous peine de perdre à jamais la plus florissante de vos iles, une mesure qui ne contrarie même pas les dispositions de ce décret. Qu'on prouve, s'il est possible, que ce décret du 24 septembre est constitutionnel! J'ajourne à dix jours ma réponse; mais je prouve aujourd'hui que ce décret est entièrement respecté dans le projet de M. Brissot.

"

Que porte, en effet, ce décret du 24 septembre? Que les lois concernant l'état politique des hommes de couleur et nègres libres seront faites par les assemblées coloniales. Mais je vous le demande, Messieurs, est-ce une loi sur l'état des personnes qui vous est proposée? A-t-on sollicité de vous un décret qui exprimat quelques dispositions nouvelles et non comprises dans le concordat passé à Saint-Domingue? Si vous aviez à rendre une loi, employeriez-vous cette forme? Le pouvoir exécutif sera prié de maintenir provisoirement... » N'énonceriez-vous point une volonté qui vous fùt propre? Ces concordats, d'autre part, ne doivent-ils point être considérés comme lois de la colonie, puisqu'ils ont été ratifiés par leurs assemblées représentatives? Or, que vous a-t-on demandé ? d'assurer l'exécution de ces lois, en priant le pouvoir exécutif decirconscrire le service des troupes qu'il fait passer à Saint-Domingue; à calmer la rébellion des noirs; à rétablir la paix, l'ordre et le bon accord dans la colonie. C'est là une précaution de surveillance, une simple mesure de police que vous indiquez au pouvoir exécutif. Et, certes, on restreindrait étrangement les droits de cette assemblée, si on osait lui contester celui d'arrêter, par des moyens si simples et si légaux, l'effusion du sang français dans quelque partie de l'Empire que ce puisse être.

On ajoute que le concordat passé au Port-auPrince n'est peut-être point adopté dans toute la colonie, que l'Assemblée s'exposerait par conséquent à ne prendre qu'une mesure partielle, et par cela même dangereuse; qu'enfin ce concordat n'ayant point été officiellement communiqué par l'assemblée coloniale, vous ne pouvez y statuer régulièrement.

Je réponds à la première objection par des faits que personne n'osera contester, c'est que ce concordat passé au Port-au-Prince pour toute la partie de l'Ouest le 12 septembre, et adopté peu de jours après dans la bande du Sud, a été entièrement agréé par l'assemblée générale du Cap, pour toute la province du Nord, vers le 15 du même mois voilà ce qu'exprime un arrêté de cette assemblée lu à votre tribune; voilà ce que

rapportent toutes les lettres authentiques, arrivées de Saint-Domingue depuis cette époque ; il est donc constant qu'un régime uniforme est établi sur ce point dans la colonie, et que les mulâtres y jouissent partout de toute l'étendue de leurs droits.

« L'assemblée coloniale ne vous a pas prévenus officiellement ! » je le crois sans peine; les membres qui la composent, ennemis déclarés des gens de couleur, sont trop intéressés à leur retirer les avantages dont ils ont payé leurs services; ils craignent que l'Assemblée nationale, instruite de ce pacte solennel, ne se hâte de le consacrer définitivement. Et quel autre motif pourraient-ils donner de leur silence? Pour vous, Messieurs, vous ne devez y voir qu'une raison plus pressante d'adopter le parti qui vous est proposé, sans égard pour l'omission d'une forme qui n'ajouterait aucune certitude morale aux bases de votre délibération. Et je le demande à ceux qui hasardent de produire cette objection : si vingt lettres authentiques s'accordaient pour annoncer qu'un département est en proie à de nouveaux troubles, si elles ajoutaient que le sang a déjà coulé, si elles imploraient les secours d'une force répressive, attendriez-vous, dans une méthodique inertie, que l'avis officiel d'un directoire négligent ou coupable, vint solliciter les remèdes, lorsque les maux seraient à leur comble? (Applaudissements.)

On vous dira peut-être encore que des motifs de politique, que des égards de convenance vous engagent à laisser aux colons blancs l'honneur de rendre seuls aux citoyens de couleur des droits si longtemps contestés. On ajoutera même que la nécessité les oblige et que vous pouvez vous reposer sur leur intérêt de l'oubli de leurs préjugés.

J'aime à penser, Messieurs, que les colons blancs ouvriront enfin les yeux, qu'ils rougiront des motifs qu'ils ont opposés jusqu'à ce jour au bonheur de leurs frères; mais devez-vous laisser le sort des gens de couleur, celui des blancs euxmêmes à la merci d'un sentiment douteux encore? Pouvez-vous confier à la foi d'une promesse si souvent démentie, la vie et la liberté de vingt mille Français ? Je ne veux pas calomnier ici la sincérité des colons blancs de Saint-Domingue; mais ne vous ont-ils pas eux-mêmes donné le droit de douter de leurs résolutions ! Rappelez-vous leur langage à l'instant où, menacés du décret du 15 mai, ils concertèrent leurs efforts pour l'écarter. « Reposez-vous sur nous », disaient-ils, du soin de rendre les mulâtres heureux et libres; laissez-nous le mérite du bienfait, pour jouir des douceurs de la reconnaissance ». Vous le voyez, Messieurs, ils n'avaient usurpé ce droit que pour appesantir un joug plus pesant sur la tête de ces infortunés ; il fallait le besoin pressant de leurs secours pour rappeler cet engagement effacé de leur mémoire. Ne comptez pas davantage, Messieurs, sur la voix de leur intérêt; c'est une étrange erreur en morale, de penser qu'un intérêt bien entendu dirige toujours les hommes: ces imprudents calculateurs oublient de mettre les passions en ligne de compte. Si cette consolante maxime avait quelque réalité, nous verrions les préjugés et les crimes bannis de la surface de la terre, les hommes ne travailleraient pas depuis tant de siècles à se donner des tyrans, à se forger des fers. Que dis-je ? Messieurs, ils n'auraient pas même besoin de vos lois.

Je n'ajoute qu'un mot le salut de Saint-Do

mingue est dans vos mains; prévenez de nouveaux troubles, prévenez la guerre civile dans cette colonie; le parti soutenu par les troupes de la mère patrie y sera sans doute le plus fort; que ce soit du moins le parti de la justice et de l'humanité.

Je préfère le projet de M. Brissot à tous ceux qui vous ont été présentés, parce qu'il exprime plus nettement et plus franchement le but que Vous vous proposez. Pourquoi n'oserez-vous point parler du concordat et des arrêtés de l'assemblee coloniale, puisque c'est du concordat et des arrêtés que vous voulez assurer l'exécution? Quelle est cette étrange timidité de n'oser nommer la chose dont on parle? On n'a déjà rendu que trop de lois vagues sur les colonies; elles y ont déjà fait naître trop de désordres, et fait couler trop de sang. Une loi vague, Messieurs, plaît d'abord à toutes les parties, qui croient y trouver leurs prétentions sanctionnées; quand il s'agit de l'exécution, les contestations s'élèvent, elles dégénèrent en querelles; et les querelles sont bientôt ensanglantées. Telle est la déplorable histoire des colonies françaises pendant la Révolution. (Applaudissements.)

Plusieurs membres L'impression !

:

(L'Assemblée décrète l'impression du discours de M. Ducos.)

Plusieurs membres: Fermez la discussion! (L'Assemblée ferme la discussion.)

Plusieurs membres demandent la question préalable sur le projet de M. Brissot.

M. Gensonné. Je demande à proposer un amendement agréé par M. Brissot.

M. Delacroix. Je demande que l'on n'entende point d'amendements.

M. Vergniaud. Je demande qu'on entende d'abord les amendements parce qu'il est possible qu'un décret qui serait rejeté tel qu'on le propose soit adopté s'il est amendé.

M. Voysin-de-Gartempe. Je pense, au contraire, qu'il vaut mieux mettre d'abord aux voix la question préalable parce que, si le décret est rejeté, les amendements deviennent inutiles.

(L'Assemblée, consultée, décrète qu'elle entendra M.Gensonné développer son amendement.) M. Gensonné. Je crois, Messieurs, que les explications que M. Brissot a données auraient dù nous mettre déjà d'accord. Je déclare bien formellement que les principes qu'il a développés ce matin à la tribune étaient les miens lorsque j'ai proposé hier le projet de décret sur lequel l'Assemblée se divisa quand il fut question de la priorité; mais l'Assemblée a dù être aussi frappée de la différence qui existe entre ses principes et la rédaction de son projet de décret. C'est pour le mettre d'accord avec lui-même que je monte à la tribune. L'Assemblée nationale ne veut point ôter l'initiative aux assemblée coloniales; elle ne délibère point sur cela; mais elle veut qu'on ne puisse pas employer les forces nationales qu'elle envoie dans les colonies pour les diriger contre les gens de couleur et empêcher l'exécution des arrêtés des 20 et 25 septembre. Il faut donc que les projets présentés à l Assemblée dans ce moment-ci ne préjugent en rien la question de l'initiative et, d'un autre côté, donnent une garantie que les forces nationales ne seront point tournées contre les hommes de couleur libres. Si nous laissons subsister dans la rédaction de M. Brissot les mots : « maintenir l'état des gens de couleur, >> il est évident que nous

préjugeons la question définitive parce qu'alors nous confirmons le concordat et les arrêtés, laissant aux assemblées coloniales la faculté de s'expliquer. Il y a même une contradiction bien marquante entre cette disposition qui ratifie de la manière la plus expresse le concordat et la disposition finale, qui dit que l'Assemblée nationale n'entend point le préjuger. Il faut donc que vous disiez, non pas que les troupes seront employées à maintenir le concordat, mais qu'elles ne seront point employées à le renverser. Je propose, en conséquence, que le projet de M. Brissot soit rédigé en ces termes :

« L'Assemblée nationale,considérant que l'union entre les blancs et les hommes de couleur libres a contribué principalement à arrêter la révolte des nègres à Saint-Domingue;

«Que cette union a donné lieu à différents accords entre les blancs et les hommes de couleur, et à divers arrêtés pris à l'égard des hommes de couleur, les 20 et 25 septembre dernier, par l'assemblée coloniale séant au Cap;

Après avoir délibéré l'urgence, décrète que le roi sera invité à donner des ordres, afin que les forces nationales destinées pour Saint-Domingue ne puissent être employées que pour réprimer la révolte des noirs, sans qu'elles puissent agir directement ni indirectement pour protéger ou favoriser les atteintes qui pourraient être portées à l'état des hommes de couleur libres, tel qu'il a été provisoirement fixé à Saint-Domingue, à l'époque du 25 septembre dernier. »

Plusieurs membres demandent la parole. D'autres membres demandent une seconde lecture de la rédaction de M. Gensonné.

M. Gensonné fait une seconde lecture de sa rédaction.

M. Delmas. Je demande qu'on retranche le mot provisoirement ».

"

"

(L'Assemblée décrète la suppression du mot provisoirement. »)

M. Delacroix. J'ai aperçu dans le projet de décret ces mots : le roi sera invité. Messieurs, ou votre intention est de faire une loi, ou votre intention est de faire une invitation. Si votre intention est de faire une loi, comme vous l'avez manifesté par le décret d'urgence, il faut dire que le roi donnera des ordres. Si vous vous bornez à une simple invitation, ce ne sera point une loi pour le pouvoir exécutif, et il pourra s'y soustraire. Il faut donc mettre : le roi donnera des ordres.

M. Fressenel. J'appuie l'amendement de M. Delacroix; c'est ce mot invité qui me frappe dans la rédaction. S'en servir, ce serait d'abord reconnaître qu'au roi seul, et sous sa responsabilité (Exclamations.), appartient le droit de donner ou refuser des ordres, mais c'est aussi le mettre dans une situation embarrassante; car, de deux choses l'une ou le roi déférera à notre invitation, ou il n'y déférera pas. S'il y défère et qu'il en mésarrivé à cause de la non-exécution du décret du 24 septembre, qui existe toujours et que votre décret d'invitation ainsi concu ne révoque pas, ne sera-t-on pas fondé à lui dire qu'il était le maître de ne pas y déférer ? Si le roi ne défère pas à l'invitation, alors vous le mettez aux prises avec le Corps législatif, vous le rendez suspect, vous centuplez dans l'opinion publique la responsabilité.

Plusieurs membres: Il n'est pas responsable! M. Fressenel. Alors, vous rendez dangereux sur ce point l'exercice des droits qui lui sont

dévolus. Je demande donc que l'amendement de M. Delacroix soit adopté.

M. Lagrévol. Je demande à combattre l'amendement de M. Delacroix et je demande à prouver à l'Assemblée qu'autant le projet de M. Gensonné est conforme aux lois établies, autant l'amendement qui vous est proposé les renverse de fond en comble. La loi du 24 septembre est conservée dans la rédaction de M. Gensonné; elle est violée dans l'amendement de M. Delacroix. Quelqu'inconstitutionnelle que me paraisse cette loi au fond, vous la reconnaissez tout au moins pour un acte législatif; vous ne voulez pas y déroger autrement que par une suspension ou une révocation, et votre intention n'est pas de décider cet objet en ce moment. Si donc vous dites au roi de donner des ordres, vous lui dites de contrevenir à une loi qu'il est obligé de maintenir, puisqu'elle n'est pas révoquée. Mais si vous le priez seulement de donner des ordres, vous l'invitez alors indirectement à donner sa sanction aux arrêtés pris par l'assemblée coloniale, et, par ce moyen, votre but est rempli et la loi n'est pas violée. Cette loi du 24 septembre donne aux colonies l'initiative relativement aux gens de couleur; les colonies ont exercé cette initiative; vous devez donc prier le roi de sanctionner le vou des colonies. Je demande donc que l'Assemblée adopte la rédaction de M. Gensonné et qu'elle rejette par la question préalable l'amendement de M. Dela

croix.

M. Duport, ministre de la justice, se lève et demande la parole.

Plusieurs membres à l'extrême gauche: Non!

non!

M. Grangeneuve parle au milieu du tumulte.

M. Duport, ministre de la justice. J'aurai l'honneur d'observer à l'Assemblée nationale que l'objet actuel intéresse essentiellement mon administration; car il s'agit ici d'une objection relative à la sanction. Je prie l'Assemblée d'observer que la difficulté qui vient de s'élever est plus sérieuse qu'on ne pense. L'amendement de M. Delacroix est absolument conforme aux principes; car l'Assemblée ayant décrété l'urgence, il est impossible que ce ne soit pas un décret qui intervienne sur la question.

Si l'Assemblée se borne à faire un message au roi et à prier le roi de prendre telle ou telle mesure, cela ne sera pas une loi, et, comme Tobservait un des préopinants, le roi se trouvera dans un véritable embarras. Il dira: voilà une prière que vous me faites; cette prière est de donner tels ou tels ordres; ces ordres sont formellement contraires à la loi du 24 septembre; vous me priez donc, comme l'a observé très sagement M. Ducastel, comme l'a observé après lui M. Fressenel, de violer la loi et d'y contrevenir. Ainsi je crois qu'il est impossible que l'Assemblée puisse se permettre une pareille

démarche.

C'est donc une loi qu'il s'agit de faire, et l'Assemblée l'a si bien senti qu'elle a décrété l'urgence. Mais c'est ici peut-être que se trouve la difficulté. Je prie l'Assemblée de vouloir bien observer si la loi du 24 septembre doit ou ne doit pas être rapportée. La question au fond, celle de savoir si cette loi est constitutionnelle ou non, est ajournée à très peu de jours. Or, je demande de quelle utilité pourra être une mesure provisoire?... (Il s'élève de violents mur

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