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tous ses alliés, tous ses tributaires, se sont-ils en un instant changés en implacables ennemis ? Comment, au lieu de prendre sa défense, une nation fière et belliqueuse qu'il avait enivrée de tant de gloire militaire, et qui semblait avoir épuisé pour lui toutes les formules de l'enthousiasme et de l'adulation, est-elle tombée dans une défection plus ou moins déclarée, mais pourtant générale et presque sans exception ? Voilà ce qui a droit d'intéresser et ce qu'il est nécessaire d'expliquer pour l'intérêt même de la morale publique, et si j'ose le dire, pour la gloire de la Justice divine.

On n'acquiert que par la justice, on ne conserve que par la modération : l'une et l'autre ont manqué à la grandeur de Buonaparte. Ce que la force a donné, la force peut le reprendre, et celui qui ne place son appui que dans l'abus de la force ne manque guère d'être lui-même, tôt ou tard, la victime d'une si redoutable protection. C'est ce qui est arrivé à Buonaparte, et c'est le sort que la Providence, pour la consolation de la triste humanité, réserve inévitablement à quiconque ne prend pour règle que son ambition et ses convenances, sans s'inquiéter si elles manquent ou non de justice.

Le traité de Vienne (1), et ensuite le mariage

(1) 14 octobre 1809.

de Buonaparte avec l'archiduchesse Marie-Louise, furent le terme de cette énorme puissance. A compter de cette époque, une multitude de causes particulières ne cessèrent de miner son autorité, en même temps qu'il s'apprêtait à consommer lui-même sa ruine par des entreprises aussi odieuses qu'extravagantes.

Pendant qu'une guerre impie contre l'Espagne soulevait l'univers indigné de la trahison qui en avait été le principe; pendant qu'il faisait dévorer par ses armées et par des contributions rigoureuses, la Prusse subjuguée dans une seule bataille; pendant qu'au scandale de l'univers, il retenait captif ce pontife révéré, à qui il n'avait d'autre reproche à faire que d'avoir béni sur sa tête une couronne usurpée; pendant que la Suisse et plusieurs cercles de l'Allemagne, confédérés seulement par la commune et secrète haine qu'ils lui portaient, repoussaient de tous leurs vœux cette médiation, cette protection oppressive qui ne se manifestait à ces peuples que par les excès de la plus dure tyrannie, il achevait d'aliéner ses alliés, ses anciens et ses nouveaux sujets en ravissant à ceux-ci la première et la plus sacrée des propriétés, celle de leurs lois, de leurs mœurs, de leur langage; en soumettant les premiers, comme de vils troupeaux nés pour le servir, à tous les caprices de sa politique, à toutes les fureurs de son ambition; en décimant chaque

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année la population des autres pour étendre et soutenir ses conquêtes; en les flétrissant tous par la plus barbare servitude, par le plus profond mépris et des hommes, et de leurs libertés, et de ses propres constitutions.

Et cependant, comme si le Ciel dans ses décrets impénétrables, lui eût mis un bandeau sur les yeux, il parut croire à la soumission, à l'attachement de tant de nations impatientes du joug qu'il leur avait imposé : tranquille et aveuglé sur des liens serrés par la contrainte, comme un bon roi eût pu l'être sur les droits les plus légitimes et sur l'amour éprouvé du peuple le plus fidèle, il fonda sur le dangereux appui de tant de nations humiliées, les derniers efforts qu'il avait conçus pour s'élever à la monarchie universelle.

C'est dans ces circonstances que, sans aucun motif connu d'attaquer ce loyal et magnanime Empereur du Nord, ce Prince plus grand encore par son noble caractère que par la puissance de son vaste empire, c'est dans ces circonstances disons-nous, que Buonaparte, uniquement emporté par la soif de la guerre et des conquêtes, entreprit cette dernière et fatale expédition qui devait être le tombeau de sa puissance : je veux parler de l'expédition de Moscou.

On sait quel en fut l'épouvantable résultat : aux approches du nouvel Attila, la seconde ville de Russie, la ville Sainte, est anéantie avec des

villes et des villages sans nombre; la dévastation, la mort marquent son passage, comme la destruction trace celui de la foudre. Mais bientôt, pour prix de tant de maux, la plus belle armée qui eût jamais étonné la terre, succombe aux rigueurs du climat, à la misère, à la faim, disparaît au milieu des flots confondus des flammes et des neiges, comme fut jadis engloutie, dans les sables du désert, celle du farouche Cambyse; un petit nombre d'infortunés échappent à peine au fer ennemi et aux élémens conjurés, pour apporter dans leur triste patrie la nouvelle d'un si grand désastre ; et le héros, l'invincible, l'homme du destin, s'estime trop heureux de sauver sa vie en se déguisant, en fuyant, lui second, sur un fragile traîneau, à travers les cadavres et les débris.

Quelque grandes toutefois que fussent ces pertes, Buonaparte en avait fait une plus grande encore, celle d'une partie de sa puissance morale: la confiance des peuples et des troupes était ébranlée; cette réputation de prévoyance et de génie dont le prestige fit si long-temps sa force, commençait à chanceler; on se hasardait à juger au lieu d'admirer.

Soit qu'une paix honorable fût impossible dans de telles conjonctures, soit que, dans son aveugle présomption, il crût pouvoir ramener encore la victoire infidelle sous ses drapeaux, il ne s'occupa

que

de rassembler les ressources qui restaient à la France, et à faire les apprêts d'une nouvelle campagne. Trois cent mille hommes mis à sa disposition par le sénat viennent s'engloutir dans les cadres ruinés de ses vieilles phalanges; quatre-vingt mille hommes de ce premier ban, à qui il avait été défendu de franchir les frontières, sont traînés sur les champs de bataille; l'élite des familles, comme autant d'ôtages, y est appelée, sous le nom de Garde-d'honneur, sans pouvoir se faire remplacer ; la marine, les places de guerre, les arsenaux, s'ouvrent pour diriger sur les frontières une artillerie formidable; des milliers d'ateliers sortent comme de dessous terre, et fournissent avec une célérité presque miraculeuse, le remplacement de l'immense matériel qu'il avait perdu. L'empire tout entier n'offre plus bientôt que l'aspect d'un seul et vaste camp.

Mais de toutes les mesures que prit Buonaparte, celle à laquelle sa politique attachait le plus d'intérêt, fut d'essayer de faire de sa cause, une cause nationale, d'y rallier le peuple, de ne paraître combattre qu'avec l'assentiment de tous les Français.

C'est dans ces vues que ses affidés, ses ministres mêmes provoquaient en secret, dans les villes et les villages, des offres d'hommes et de chevaux, et sur-tout des adresses solennelles : les sacrifices volontaires qu'on a l'air d'attendre de

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