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sie et l'Autriche. Dans toute l'Europe, on a renforcé plus que jamais les armements, développé et perfectionné le matériel de guerre, et augmenté les dépenses avec les armements. Comme d'habitude, les ressources ordinaires de l'impôt n'y ont pu suffire, il a fallu recourir aux ressources extraordinaires de l'emprunt. On a constaté que, depuis 1870, les différents Etats de l'Europe ont emprunté en moyenne 2 1/2 milliards chaque année et augmenté de 125 millions les intérêts de leurs dettes. Le rendement des impôts ne suffisant point pour assurer le service de ces intérêts croissants, ils ont dû se procurer un supplément régulier de ressources. Ces ressources, ils les ont demandées, pour une part, aux conversions de rentes, et, pour une autre part, à la création de nouveaux impôts ou à l'augmentation des anciens. La France, l'Allemagne, la Suisse, le Portugal, le Danemark ont fait cette année, des conversions de rentes. On connait notre opinion sur ces opérations plus financières qu'économiques. C'est une manière comme une autre de manger son crédit en herbe. On réduit l'intérêt de ses dettes aux dépens des rentiers, mais ceux-ci ne manquent pas de se rembourser avec usure de la perte qu'ils ont subie lorsque l'Etat redevient de convertisseur emprunteur. On lui fait payer alors sur les conversions futures une prime d'assurances qui absorbe et au delà le bénéfice des conversions passées. Quant aux impôts, les financiers, qui connaissent la répugnance naïve des populations pour les impôts directs qu'on voit, se rabattent de préférence sur les impôts indirects qu'on ne voit pas, tels que les droits d'accises et de douanes. L'Allemagne et la France ont élevé de nouveau les droits sur les céréales, le sucre, le bétail, les alcools; la Suisse, naguère un modèle d'économie, a ouvert la porte aux gros budgets en établissant le monopole de l'alcool, sous prétexte d'encourager la tempérance; la Belgique a taxé le bétail, apparemment pour engager ses populations catholiques à agrandir le carême.

Ces aggravations d'impôts ont été déterminées, les unes, par l'accroissement des dépenses du militarisme, les autres, par les exigences non moins croissantes du protectionnisme. Est-il nécessaire d'ajouter que ces deux fléaux ont entre eux des rapports de parenté tout à fait intimes? Le militarisme, en exhaussant et en multipliant les impôts, provoque l'augmentation des frais de production, et rend, par conséquent, plus laborieuse et pénible la lutte contre la concurrence étrangère. Les agriculteurs et les industriels aux abois ne manquent pas de rendre cette infâme concurrence responsable de leur maux, et ils demandent au gouvernement de les protéger contre ses atteintes destructives, en élevant les droits de douanes. Le gouvernement, qui est en quête de ressources pour

combler les déficits du militarisme,ne se fait pas trop prier pour céder à leurs instances. L'augmentation des droits devient bientôt générale chacun ferme son marché, et retrécit d'autant le débouché d'autrui; mais autrui exécutant la même manœuvre, il en résulte un simple déplacement d'industries, avec les maux accidentels qui accompagnent tout déplacement, et le mal permanent, bien autrement, grave, de l'enchérissement de la production, artificiellement localisée dans des conditions moins économiques. En outre, cette guerre à coups de tarifs réveille et fomente les animosités de peuple à peuple: si l'importation des produits étrangers est considérée comme funeste, s'il est avéré qu'on devient tributaire de l'étranger en lui achetant des denrées alimentaires, des étoffes et des outils, ne doit-on pas être tout naturellement porté à détester la nation qui produit ces articles calamiteux et à laquelle on paie ce tribut honteux ? Les esprits s'échauffent et se montent; la guerre à coups de tarifs prépare la guerre à coups de canon, et c'est ainsi que le militarisme et le protectionnisme se prêtent une assistance mutuelle et fraternelle.

Sans doute, cet état dangereux et couteux des relations politiques et économiques des nations les plus civilisées (?) de la terre ne saurait durer toujours, mais on ne voit pas encore comment il pourra prendre fin. Une arbitration and peace society s'est fondée à Londres et elle a envoyé à Washington une députation que le sage et libéral président des Etats-Unis, M. Cleveland, a fort bien accueillie; mais ne serait-ce pas se faire une illusion trop forte que de croire à la vertu de l'arbitrage, appuyé sur une simple sanction morale pour imposer la paix à des gouvernements belliqueux et armés jusqu'aux dents? Autant vaudrait entreprendre de régler par l'emploi de la persuasion les différends des tigres et des ours, des requins et des cachalots. Le seul moyen efficace d'empêcher l'abus de la force, c'est de lui opposer une force supérieure et d'interdire la guerre en se fondant sur les intérêts et les droits de la communauté civilisée, mais c'est une utopie ! Selon toute apparence, le militarisme fournira encore une longue carrière et sa fin ne sera hâtée que par son excès.

Il en sera de même pour le protectionnisme. Aussi longtemps que l'expérience ne nous sera pas venue en aide, nous essayerons vainement de dissiper les illusions des agriculteurs et des industriels sur la vertu de cette panacée, et de les mettre en garde contre les charlatans qui l'exploitent. Il nous faut attendre que l'expérience ait porté ses fruits, et peut-être n'aurons-nous pas longtemps à prendre patience. Déjà on commence à s'apercevoir qu'en matière de tarifs 2 et 2 ne font pas toujours 4, et qu'il ne suffit pas d'augmenter

un droit pour le rendre plus productif. Le gouvernement russe, par exemple, qui avait compté sur une plus-value de 30 millions de roubles dans ses recettes douanières, a éprouvé la plus désagréable des surprises en constatant que toutes les aggravations protectionnistes de son tarif n'en avaient élevé le produit que de 93 1/4 millions à 95 millions de 1879 à 1885. D'un autre côté, les chambres de commerce allemandes, échos des grandes industries d'exportation, se plaignent avec amertume de l'accroissement de frais de production que leur impose l'augmentation des droits sur les denrées alimentaires et les matières premières, telles que les fils de coton. Ces industries, qui ont gagné aisément du terrain sur celles des autres nations protectionnistes, ne soutiennent qu'avec un désavantage de plus en plus marqué la concurrence des industries de l'Angleterre libre-échangiste. Que sera-ce lorsque les Etats-Unis, écoutant les conseils judicieux de M. Cleveland, auront renoncé à la politique d'enchérissement pour revenir à celle du bon marché? Il est fort possible que les protectionnistes américains réussissent encore, cette année, à faire ajourner la réforme du tarif, mais à mesure que les illusions de la protection s'évanouissent, à mesure que les maux qu'elle entraîne après elle, l'encombrement du marché, l'avilissement des salaires et le paupérisme. apparaissent et se multiplient, la réaction se fait dans l'opinion, et plus la réforme sera retardée, plus elle pourrait bien être radicale. Or, le jour où l'agriculture et l'industrie américaines seront débarrassées du boulet de la protection, comment nos producteurs, accablés sous le poids des impôts et des redevances protectionnistes, pourront-ils supporter leur concurrence? Il faudra bien alors que le vieux monde se décide à se débarrasser des charges du militarisme et du protectionnisme sous peine d'être supplanté par le nouveau sur tous les marchés du globe.

A la vérité, les vieilles nations essaient aujourd'hui de se dérober aux dangers de la concurrence en se créant des marchés réservés ; elles étendent leur domaine colonial et elles y appliquent les procédés d'exploitation usités au XVIe siècle. C'est ainsi que la France donné cette année le détestable exemple de fermer aux autres nations le commerce de l'Indo-Chine en soumettant à son tarif géné. ral, dont on connaît le libéralisme, la Cochinchine et les pays protégés du Tonkin, de l'Annam et du Cambodge. Mais les colonies coûtent cher à conquérir et à gouverner. Le compte de la conquête du Tonkin n'est pas fermé, et ce n'est rien exagérer que de l'évaluer à un demi-milliard. En Cochinchine, les frais du gouvernement militaire et civil sont portés au budget de 1887 pour 33 millions, sur lesquels 8 millions sont à la charge des contribuables de la métro

pole. Les exportations de la France en Cochinchine s'élèvent précisément à la même somme de 8 millions, en sorte que le gouvernement aurait encouragé tout autant les industries d'exportation en leur achetant pour 8 millions de leurs produits et en jetant ces produits à la mer ou en les entassant sur un autodafé, comme la chose se pratiquait au beau temps du blocus continental; il aurait économisé, de plus, les frais de la conquête.

Si l'on faisait le même calcul pour l'ensemble de nos possessions coloniales, on trouverait que les 225 millions de produits que nous leur fournissons annuellement et qui ne forment guère que 1/15° de notre exportation totale ne représentent pas même l'intérêt du capital dépensé pour les conquérir et les administrer. Ajoutons que ce capital d'établissement et d'administration figure pour sa part dans le gros chapitre de la dette, et que les impôts nécessaires pour en servir les intérêts pèsent sur toutes les branches de la production et affaiblissent certainement de plus d'un quinzième la puissance d'exportation de notre industrie. La colonisation d'Etat n'augmente pas nos débouchés, elle les diminue !

Avec le militarisme et le protectionnisme métropolitain et colonial nous voyons se développer le fonctionnarisme. L'Etat avec ses annexes, le département et la commune, ne possède pas aujourd'hui moins d'un million de fonctionnaires et d'employés de toutes sortes et de tous grades, qui gèrent et administrent son budget de 4 milliards. Jusqu'à présent, grâce à la stabilité relative des fonctions publiques, l'administration française a joui d'une réputation particulière d'honnêteté; mais l'ingérence de la politique dans l'administration et l'abus des influences électorales et parlementaires agissent visiblement pour abaisser la qualité du personnel gouvernemental et administratif, et rendre sa situation précaire. Des scandales récents attestent que nous pourrions bien avoir à redouter une invasion plus dangereuse que celle des blés d'Amérique l'invasion des mœurs américaines.

L'augmentation croissante des charges publiques à laquelle se joint la perturbation que la réaction protectionniste apporte dans tous les débouchés, en rendant l'existence de la multitude plus dure et plus précaire, contribue naturellement à favoriser les progrès du socialisme. Ces progrès sont particulièrement sensibles en Allemagne, en dépit des lois d'exception qui ont été édictées contre les socialistes; on en a eu la preuve manifeste dans l'accroissement considérable du nombre des voix qu'ont obtenues leurs candidats aux dernières élections du Reichstag. On peut trouver anssi un indice de l'extension du mouvement socialiste dans la multiplication des

congrès ouvriers: on en a compté au moins une douzaine en Angleterre, en France, en Algérie, en Suisse, en Italie, aux Etats-Unis. Ces congrès ne nous ont rien appris de nouveau: sous le rapport des doctrines, si doctrines il y a, le socialisme demeure stationnaire. Au fond, tout le socialisme se résout dans la substitution de l'Etat ouvrier à l'Etat bourgeois et il est contenu dans cette formule médiocrement scientifique: Ote-toi de là que je m'y mette ! Cette substitution devra-t-elle être opérée par des moyens pacifiques et légaux ou par des moyens révolutionnaires, telle est la question essentielle sur laquelle les différentes sectes collectivistes, possibilistes, blanquistes, anarchistes, sont partagées. Les possibilistes français et les socialistes allemands veulent s'en tenir aux moyens pacifiques, et ces derniers ont déclaré même au Congrès de Bruggen que « la force est aussi bien un facteur réactionnaire qu'un facteur révolutionnaire » et de plus « qu'elle a été plus souvent le premier que le second. » Les blanquistes et les anarchistes, sans oublier les nihilistes, n'ont de confiance que dans les moyens révolutionnaires. Tout en félicitant les possibilistes et les socialistes allemands de leur humeur pacifique, nous ne pouvons nous empêcher cependant de constater que les procédés des blanquistes et des anarchistes sont visiblement mieux adaptés aux fins du socialisme. A moins de s'imaginer naïvement que la bourgeoisie se laissera exproprier et dépouiller sans résistance et même avec satisfaction, comme dans la scène célèbre du « guillotiné par persuasion », nous ne voyons pas comment les moyens pacifiques auraient la vertu de lui enlever la possession de l'Etat. Le faux a sa logique comme le vrai. Si nous n'avons rien de nouveau à signaler dans les théories du socialisme, en revanche nous pouvons signaler, dans sa pratique, une tendance manifeste au protectionnisme. En voyant les propriétaires et les chefs d'industrie s'ameuter contre la concurrence étrangère et réclamer pour leurs produits le monopole du marché national, en vue de protéger leurs rentes et leurs profits, les ouvriers ont fini par se demander pourquoi on ne protègerait pas aussi leurs salaires, soit en établissant une taxe sur les ouvriers étrangers qui viennent leur faire une concurrence au rabais, ou en interdisant à ces intrus l'accès de certains travaux et de certaines professions, comme la chose se pratique déjà pour les médecins, les avocats et les professeurs de l'enseignement public. Leur travail n'est-il point, après tout, aussi national que celui des chefs d'industrie et des propriétaires, sans parler des médecins, des avocats et des professeurs ? Le Congrès d'Alger a émis un vœu dans ce sens, une proposition a été déposée à la Chambre des députés pour l'établissement d'une taxe sur les

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