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des académies; l'Etat accorde aux lettres des encouragements, des éloges et des récompenses. Il est juste d'ajouter qu'il n'est pas de jour qui ne soit marqué par l'apparition d'une myriade de livres, de journaux, de romans, de drames, de vaudevilles, de tragédies, en un mot de publications de tout genre et de toute espèce. Cette végétation intellectuelle, au luxuriant feuillage, est faite surtout pour donner le change à ceux qui se bornent à un examen superficiel ; mais quand on y regarde de plus près, on ne tarde pas à se convaincre que ces décorations pompeuses ne servent qu'à couvrir le mal d'un brillant appareil. La multitude même des livres, nous éloigne de toute méditation sérieuse; elle nous jette dans les champs sans bornes du doute et de l'incertitude; elle augmente notre mobilité naturelle; elle nous captive par des sujets frivoles, et fait flotter les saines règles du goût dans un décevant mirage, au sein duquel elles ne tarderont pas à périr. S'il nous reste quelques loisirs, après l'heure de la bourse, après une chasse ou une fête, nous parcourons négligemment un roman ou un feuilleton; un livre est devenu pour nous un hochet, comme un rubis ou une émeraude que nous mettons à notre doigt. Nous ne cherchons enfin dans les lettres qu'une distraction passagère, aux dépens de la raison, du bon sens et de la morale.

La culture des lettres n'est pas, cependant, vous le savez mieux que personne, un passe-temps

futile, destiné seulement à amuser les enfants et les rhéteurs sur les bancs de l'école, comme le prétendent ceux qui se passionnent d'une manière exclusive pour les prodiges de la civilisation et de l'industrie. Il est beau, il est utile, sans doute, de construire des usines, de creuser des canaux, de couvrir le sol d'un réseau de lignes de fer, de protéger les transactions commerciales, d'assurer la richesse à un grand nombre, et le pain du jour à tous. Cela, toutefois, ne suffit pas à une nation comme la France. La contemplation des chefsd'œuvre de l'esprit peut seule donner aux individus cette politesse du style et du langage qui touche de si près à la politesse des mœurs, cette élévation de pensée, cette force d'ame, ces joies intimes et recueillies, cette appréciation supérieure des événements et des choses qui sont les plus nobles attributs de l'homme dans ce monde où Dieu nous a exilés, en attendant notre passage dans un monde meilleur. Et faisant valoir une considération d'un ordre plus élevé encore, je dirai que, chez tous les peuples qui ont laissé un nom dans l'histoire, l'époque de la suprématie intellectuelle a toujours été aussi celle de la gloire et de la suprématie politique.

C'est surtout en se plaçant à ce point de vue social que l'indifférence littéraire paraît funeste, et que l'on se sent pris d'un ardent désir de la faire cesser. Nous allons chercher comment on pourrait y parvenir.

Un législateur de l'antiquité avait fait une loi qui obligeait tous les citoyens à prendre les armes dans les discordes publiques. C'était l'acte d'un sage, car les pervers ne doivent jamais leur triomphe qu'à l'inaction des honnêtes gens. Le citoyen doit se mêler à la discussion des affaires de son pays, le soldat doit combattre près de son drapeau, et tout homme qui pense doit prendre part aux luttes de la pensée. Mais les lois n'ont pas à intervenir dans le domaine de l'art, car c'est là surtout que nous voulons jouir sans réserve de notre liberté... cette liberté qui nous a coûté assez cher pour que nous en soyons jaloux ; et si j'ai rappelé la loi de Solon, c'était uniquement pour faire ressortir une analogie évidente dans le mal, et non une analogie impossible dans la manière de le réprimer. Une violence légale nous exposerait peut-être à imiter ces raffinés du règne de Louis XIII, qui choisissaient pour tirer l'épée le moment même où l'on publiait l'édit de mort contre les duellistes. Nous avons heureusement d'autres armes aussi puissantes et moins meurtrières... la presse et la parole.

Si ma parole n'a pas l'autorité nécessaire pour trancher la question que j'ai eu l'honneur de soulever devant vous, permettez-moi, Messieurs, d'espérer sinon vos suffrages, du moins votre bienveillante indulgence.

Que l'indifférence littéraire soit une cause ou un effet, toujours est-il que, lorsqu'il y a lieu de la

signaler, on voit aussi le génie jeter moins d'éclat, et s'éloigner de plus en plus de la perfection. Ces deux faits sont liés l'un à l'autre par une incontestable réciprocité; et, en présence de ce double spectacle, on est naturellement conduit à rechercher si c'est le public qui, en rendant les écrivains esclaves de ses exigences, les a fait entrer dans la carrière qu'ils parcourent; ou bien s'il faut accuser du mal ceux qui tiennent le sceptre de la littérature? C'est à cette dernière bypothèse qu'on s'arrête quand on y réfléchit mûrement; car, en pareille matière, nous subissons une influence plus forte que celle que nous exerçons. C'est donc à nos auteurs modernes qu'il faut avoir le courage de s'adresser, et de dire la vérité.

Le premier reproche qu'ils méritent est de briguer les honneurs avec une ambition fiévreuse; les plus illustres brisent leur plume, dès qu'il leur est permis de franchir les premiers degrés du pouvoir. Il faudrait leur dire aussi que la fortune les trouve trop sensibles à ses séductions. La gloire est une déesse jalouse qui veut un amour sans partage, et qui retire ses faveurs dès qu'on les escompte avec de l'or. C'est cette soif de l'or qui leur fait commettre tant d'erreurs et tant de fautes. Aussi qu'arrive-t-il? La littérature devient un objet de spéculation dont on cote le cours, comme celui d'une vile marchandise. Dans l'impatience de régler avec son libraire, on ne songe plus qu'à faire rapidement, et non pas à bien faire. On s'at

tache à donner à son ouvrage le plus grand développement possible, sans réfléchir combien son étendue nuit à sa vigueur. Les métaux les plus précieux sont ceux qui ont le plus de poids sous un moindre volume. Si l'on soupçonne que le goût du jour est à la poésie : vite on fait des vers; on en fait cent... on en fait mille; et l'on prend pour l'inspiration le talent puéril d'enfiler des mots les uns au bout des autres, et d'accoupler des rimes. Quant à l'histoire, on ne l'écrit plus avec cette haute impartialité sans laquelle elle perd son caractère auguste; on s'attache moins à l'exposition rationnelle des faits qu'au désir de les plier à un système arrêté d'avance; on la soumet au supplice des victimes de Procuste, afin de plaire à la foule, au lieu de lui offrir un enseignement salutaire. Parlerons-nous de ces productions hybrides connues sous le nom de romans historiques? C'est là principalement que les faits sont dénaturés, et que nous sommes éblouis par un cortége de travestissements bizarres, par une suite de péripéties invraisemblables et fantastiques. Au théâtre, qui pourrait dire la part exacte que le peintre, le machiniste, le tailleur et la marchande de modes prennent au succès d'une pièce? Combien en avons-nous qui puissent supporter une lecture sérieuse? Souvent aussi plusieurs auteurs se réunissent pour composer ensemble unroman ou un drame; le fil d'une intrigue ne doit-il pas se rompre en passant entre les mains d'un

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