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"La rangée de bâtiments en cercle qui forme le palais fut construite par le cardinal de Richelieu. A sa mort il le légua à Louis XIII. Anne d'Autriche, femme de Louis XIV, l'habita. Le jardin est entouré d'une colonnade d'ordre corinthien, sous laquelle on trouve toutes sortes de boutiques; des cafés et des restaurateurs au rez-de-chaussée, et des tripots et autres lieux de dissipation au premier étage. Au milieu du cercle se trouvent des pavillons ou tentes avec de jolis petits jardins où l'on peut prendre des glaces."

Milord, qui confond souvent les lieux, les dates et les personnes, avait oublié sans doute qu'il existait un empêchement dirimant au mariage de Louis XIV avec Anne d'Autriche, attendu qu'elle était sa parente au premier degré en ligne directe ascendante. Quant au PalaisRoyal, il ne ressemble plus à celui que milord a décrit dans un moment où il avait la vue trouble. Deux parallélogrammes y ont remplacé les deux cercles, et des colonnes d'ordre composite ont succédé aux colonnes d'ordre corinthien. Milord ne pourra plus prendre des glaces sous les tentes et dans les jolis petits jardins qui se trouvaient, en 1814, au milieu du cercle du grand jardin; mais il retrouvera les restaurateurs, les tripots et les autres lieux de dissipation aux endroits où il les a laissés.

Milord Blayney convient qu'il a été fort bien accueilli par les Français, mais il ne se croit pas obligé à la reconnaisance, attendu qu'ils n'ont fait que leur devoir en rendant hommage à la supériorité de la nation anglaise, et il leur prodigue sans scrupule les épithetes de vandales, de brigands, de canaille, et autres qui en Angleterre, dit-on, ne nuisent pas au débit d'un livre, bon ou mau

vais.

Milord eût été plus juste à leur égard s'il leur avait reproché cet esprit railleur que les circonstances les plus graves ne peuvent réprimer, et il aurait eu plus que personne le droit de blâmer l'espece de scélératesse avec laquelle une troupe de conjurés se coalise contre un homme crédule, flatte sa vanité et ne l'environne d'hommages que pour en faire à son insu le héros d'une bouffonnerie,

L'auteur du voyage forcé a été traité comme l'auteur d'Ernelinde et du Cercle; mais, plus heureux que ce dernier on ne lui a pas fait le chagrin de le tirer d'erreur; les aventures qu'il publie font honneur à sa naïveté. Notre

devoir est d'en rendre compte, mais nous donnerons à nos lecteurs le conseil qu'Horace donnait à ses amis: Risum teneatis. Rire en pareil cas serait un acte de complicité, et s'il n'y avait pas de rieurs au monde, il n'y aurait pas de mistificateurs.

Milord commandait une petite expédition dont le but était de s'emparer du château de Fuengirola: attaqué par un régiment polonais, il fut fait prisonnier, et les soldats eurent l'insolence de lui ôter ses épaulettes.

Le général Sébastiani, qui arriva le lendemain, partit avec lui pour Grenade; un bon repas, préparé par des cuisiniers français, fit oublier à milord les bourades qu'il avait reçues en défendant ses épaulettes. Pendant sa route il s'attacha au général Millaud, ne lui parla que de bonne chere, et lui contia qu'il était le meilleur cuisinier des trois royaumes; le général ne put s'empêcher de rire de la confidence, mais milord prit en bonne part cette incivilité. "Il me parut, dit-il, un bon vivant, car il montrait la plus grande joie lorsque je parlais d'un bon plat, ou lorsque je réussissais à citer à propos l'Almanach des gourmands.

Le général en chef, informé des talents de milord, voulut qu'il figurât à sa table avec tous les honneurs qui distinguaient chez les anciens celui qu'on appelait le Roi du festin. Le lendemain de son arrivée il est invité à dîner au palais. La table était entourée de siéges ordinaires, parmi lesquels on distinguait un énorme fauteuil décoré de galons et de franges d'or; le général céda le fauteuil à son prisonnier et prit place à côté de lui sur une chaise de paille. Milord observe, à cet égard, que "la magnificence de son siége contraste avec son vieil uni

forme."

D'après la connaissance que milord avait donnée de son goût très-prononcé pour toutes les commodités de la vie, il parut plaisant à l'officier chargé des logements de l'envoyer chez Mme. Milliones.

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Ce fut chez cette douairiere qu'il observa et nota dans son journal que l'unique plaisir des dames espagnoles était de caresser des animaux", observation tout-à-fait neuve, mais dont il est difficile de douter puisque Mme. Milliones avait toujours autour d'elle un singe, plusieurs perroquets, quelques pigeons, quatre carlins qui grognaient et japaient jour et nuit, et deux chats, l'un grand et l'autre petit, pour qui elle avait fait faire deux trous proportionnés au bas

de toutes les portes." Milord, désolé par les vents coulis, essaya vainement de prouver à son hôtesse "que le petit trou était inutile, attendu que le petit chat pouvait passer par le grand trou." Il n'aimait pas les carlins, qui troublaient son sommeil; mais la vieille aux carlins, qui aimait tendrement milord, fut tellement inquiete d'une indisposition qui le retint deux jours dans sa chambre, qu'elle voulut célébrer sa convalescence par un bal. Le héros de la fête daigna remplir lui-même la fonction de maître de ballets; et quoiqu'il fût un peu décontenancé, il donna à-la-fois le prétexte et l'exemple.

Le colin-maillard suivit le bal, et milord agréa l'hommage du bandeau. La soirée se termina par des farces qui amuserent la compagnie, et milord, qui ignorait ce que ces farces avaient de plaisant, eut la politesse de s'en

amuser aussi.

Il partit de Grenade chargé de lettres de recommandation.

Invité à dîner chez le général Blondeau pour tout le temps de son séjour à Andujar, ce général lui demanda son avis sur les mets, admira ses réponses, fit venir son cuisinier, et lui ordonna de suivre les ordres de milord.

Ce général Blondeau était aussi un bon vivant, et 'il tint tête à milord en fumant des cigares, et en buvant du punch et du grog jusqu'à quatre heures du matin. Après avoir dormi quelques heures, ils partirent pour une grande chasse où l'on tua dix-huit lievres et quelques canards sauvages. Milord se rendit à son nouveau poste une heure avant le dîner. J'appris, dit-il, au cuisinier, à faire une soupe au lievre; je fis moi-même la sauce aux canards, et j'eus la satisfaction de voir que tout le monde loua ma soupe, et trouva les canards délicieux.

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A Moras, la journée commença également par une partie de chasse. Milord fut très-étonné du nombre de tireurs et de l'énorme quantité de poudre et de plomb dont ils se chargerent: mais il le fut davantage lors qu'il apprit que le seul gibier du pays consistait en moineaux et en alouettes. La chasse fut heureuse, car on tua vingt-quatre moineaux et six alouettes. Milord était revenu chez le commandant avec un grand appétit. Des circonstances imprévues retarderent le diner qui ne fut servi qu'à huit heures du soir, et on peut juger du désappointement de notre chasseur, lorsqu'après avoir dédaigné les hors-d'œu vres qui composaient le premier service, il vit que le plat

de résistance n'était autre chose que le produit de la chasse du matin. Pour comble de malheur, le vin se trouva aigre; il demanda de l'eau-de-vie pour le bonifier, mais il ne s'en trouva pas une seule goutte dans toute la ville.

Le commandant de Tolede, dans la vue d'honorer milord, en se conformant aux mœurs anglaises, ne lui fit servir que du roast-beef et du plumpudding. "Le roastbeef, dit-milord, n'était que de la chair crue. Je m'efforçai d'en avaler quelques bouchées, à l'aide d'un verre d'eau de vie. Le plumpudding, digne du roast-beef, était une pâte à moitié cuite, que l'estomac le plus robuste n'aurait pu digérer."

Arrivé à Madrid, et forcé de loger au Retiro, il fut agréablement surpris le lendemain d'être invité à dîner chez le général. Il s'y rend à l'heure indiquée, qui était beaucoup plus tardive que celle des dîners ordinaires; mais malheureusement le général avait oublié les invitations, et dînait en ville ce jour-là.

Le talent de la cuisine n'était pas le seul que possédât milord, et comme il s'était vanté de savoir ferrer et médi camenter les chevaux, ses perfides amis lui conseillerent de faire un cours public sur l'art vétérinaire. Milord y consentit, Toutes les mules galeuses que l'on put trouver furent amenées au nouveau docteur, qui les couvrit de cataplasmes. On lui persuada qu'il les avait guéries et les emplâtres à la Blayney devinrent célebres dans la capitale des Espagnes.

Milord part pour Bordeaux avec une nombreuse escorte; le premier gîte que l'on trouvaien sortant de Madrid était un village ruiné. La mieux conservée de toutes les chaumieres fut réservée pour milord, et pour comble de bonheur il s'y trouva une chambre à cheminée. Milord s'était donné beaucoup de peine pour se procurer du bois et se construire un lit, mais au moment où il allait se coucher, il trouva chez lui un officier français et sa femme qui était, dit-il, une véritable mégere. Ces deux personnages mal élevés s'étaient emparés de son feu et de son lit, et milord fut obligé de passer une nuit pluvieuse dans une écurie sans toît. La derniere de ses aventures se termina d'une maniere plus agréable.

Il était arrivé à Bordeaux avant ses équipages; une belle demoiselle, vêtue modestement, fut placée en ambuscade à la porte d'un dégraisseur dont la boutique se trouvait sur le passage de milord; un coup-d'œil l'attira

dans le piége ; il s'approcha et débita quelques galanteries; la demoiselle découvrit une tache sur son uniforme et l'engagea d'entrer dans le laboratoire de son pere. Milord se déshabilla et prit un habit qui n'allait pas à sa taille ; il sortit et ne s'aperçut pas d'abord que les' enfants couraient après lui; mais les huées ayant redoublé, il se réfugia dans son hôtel et envoya un messager à la belle dégraisseuse pour qu'elle lui rendit son habit détaché ou non; mais il était déjà dans la cuve. Cette nouvelle lui fut portée par le pere putatif. Milord était furieux, et il ne lui pardonna qu'après qu'il eût accepté la proposition qu'il lui fit de porter son souper chez lui. Le dégraisseur, très-honoré de cette visite, voulut faire raison à son illustre convive; mais les fumées du vin de Medoc produisirent leur effet ordinaire sur une tête faiblement organisée, et l'invincible milord, resté maître du champ de bataille, plaça sur sa couronne de lierre une couronne de myrte.

Forcé de se rendre à Verdun, notre héros fait fausse route et prend celle de Paris: chemin faisant il donne à quelques aubergistes de vigoureuses leçons; à Tours, il fait voler les plats par la fenêtre; à Blois, il se chauffe avec son dîner. Il arrive enfin dans la capitale où il oublie qu'il lui reste encore quelques postes à courir; mais le ministre de la police s'en souvient, et il a l'extrême politesse de le faire escorter jusqu'à Verdun.

Nous invitons les étrangers qui voyagent en France et qui font cas des bonnes auberges et du bon vin, à se procurer l'ouvrage de milord Blayney.

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