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droits, et que chacun d'eux est seul juge et seul défenseur de ce qui lui appartient exclusivement et de ce que les autres doivent respecter.

>> Au défaut de cette garantie commune de leur existence et de leurs droits, qui a rendu de tous temps leur situation précaire, les souverains se sont liés réciproquement par des contrats appelés traités; ils ont usé de la prérogative de toutes les personnes libres et morales, de céder, d'acquérir et d'échanger des droits. La connaissance de ces traités forme le droit des gens conventionnel ou le droit public. Mais ces engagements ont été pris et violés avec une égale facilité. Comme ils n'étaient pas garantis par une volonté et une puissance qui pussent assurer leur exécution, ils ont donné naissance à de nouvelles violences, ils ont multiplié les offenses et les plaintes, et ils n'ont obvié à rien. Sans doute, la règle du juste condamne ces infractions, et les principes du droit ordonnent aux États comme aux particuliers de remplir leurs engagements; mais ces principes, dénués d'un pouvoir coactif suffisant pour les faire respecter, ont existé dans la théorie, sans diriger la pratique.

» Ici se présente une question qui doit intéresser vivement tous les amis de l'humanité. L'état de nature dans lequel vivent encore les sociétés les unes à l'égard des autres est un état contraire au bonheur et à la destination de l'homme; un état où la force n'existe que pour violer impunément le droit, tandis qu'elle ne devrait exister que pour le protéger et pour punir les violateurs. Cet état éternise tous les malheurs réunis dans le seul fléau de la guerre : il amène des dangers toujours renaissants, ou du moins il entretient des jalousies, des défiances, des craintes perpétuelles, et provoque des mesures de précaution qui sont elles-mêmes déjà un mal réel. Les États ne doivent-ils donc pas tâcher de sortir de cette situation violente? Ne doivent-ils pas le souhaiter vivement? Et quels sont les moyens qui paraissent le plus appropriés à ce but?»

M. Ancillon examine successivement ceux qui ont été proposés, savoir: la monarchie universelle, l'établissement d'un tribunal souverain des nations, la généralisation du régime constitutionnel, les progrès de la raison et de la moralité, et il les trouve également impuissants. Voici notamment ce qu'il dit des progrès de la raison et de la moralité :

"Serait-ce enfin des progrès de la raison et de la moralité qu'il faudrait attendre cette garantie de l'existence et de l'indépendance des États? La force morale tiendra-t-elle jamais lieu de la force physique qui contient les individus dans la société ? Quelque belles et consolantes que soient ces idées, elles ne méritent pas grande attention; ce sont des vapeurs agréablement colorées, qui n'ont aucune espèce de consistance.

» ... Les princes et les peuples, les ministres et les démagogues, ajoute-t-il, ont sans doute multiplié les guerres sans nécessité; mais les

guerres tiennent essentiellement à l'état de nature dans lequel se trouvent les gouvernements les uns à l'égard des autres. Les guerres injustes naissent du défaut d'une garantie commune, et en prouvent la nécessité; les guerres justes ne sont qu'un emploi légitime de la force pour faire triompher le droit; elles sont, dans les rapports de nation à nation, ce que les mesures coërcitives, les peines, les supplices, sont dans les rapports d'individu à individu des moyens d'assurer le règne de la justice par le déploiement de la puissance (1). »

C'est ainsi que l'auteur de la Société première, M. de Lamennais, la comprenait également et se rencontrait avec M. Ancillon dans la même pensée, ainsi exprimée :

« L'univers n'est donc qu'une grande société, dans laquelle chaque être, uni aux autres, exerce, comme un organe particulier dans un corps vivant, les fonctions propres, nécessaires pour la conservation intégrale du tout et de son développement et ainsi la société se résolvant dans l'unité, le principe d'unité est le principe de la société.

>> - S'il existait entre les peuples des tribunaux dont les sentences eussent une sanction suffisante, comme il en existe entre les individus, on verrait peu à peu changer l'opinion en ce qui touche à la guerre ; elle inspirerait la même horreur que toute autre espèce de monstre, parce qu'elle ne serait plus, en effet, que le meurtre pur et simple. Les développements futurs de la civilisation annoncent-ils une institution semblable? Je le crois... mais il faudrait que tous les vieux gouvernements de famille et de caste disparussent avec le droit qui leur sert de base. » La même pensée se retrouve imprimée en ces termes dans l'ouvrage intitulé: OEUVRes de l.-n. bonaPARTE :

« France de Henri IV, de Louis XIV, de Carnot, de Napoléon, toi qui fus toujours pour l'occident de l'Europe la source des progrès, toi qui possèdes les deux soutiens des empires, le génie des arts pacifiques et le génie de la guerre, n'as-tu plus de mission à remplir? Épuiseras-tu tes forces et ton énergie à lutter sans cesse avec tes propres enfants? Non, telle ne peut être ta destinée; bientôt viendra le jour où, pour te gouverner, il faudra comprendre que ton rôle est de mettre dans tous les traités ton épée de Brennus en faveur de la civilisation. (T. Ier, p. 193.)

» La polémique s'est appliquée depuis douze ans à faire valoir tour à tour l'avantage de l'alliance anglaise ou de l'alliance russe, comme s'il fallait absolument que la France se liât intimement avec l'une de ces deux grandes puissances. A entendre ces deux uniques thèses retentir dans le monde politique, il semblerait que la France ait besoin d'une autre force

(1) Tableau des révolutions du système politique de l'Europe, par Frédéric Ancillon. Discours préliminaire.

que la sienne propre pour se faire respecter, d'une autre voix que la sienne pour être écoutée dans le congrès des rois. Nous ne prétendons pas qu'il faille rester dans l'isolement et n'avoir de relations franches et amicales avec personne, mais nous croyons qu'une alliance doit être le résultat de longs rapports bienveillants entre les nations, et non le fruit d'un entraînement soudain. Voici les paroles de l'empereur Napoléon :

« La France est, par sa situation géographique, la richesse de son sol » et l'énergie intelligente de ses habitants, l'arbitre de la société euro»péenne; elle sort du rôle que la nature lui assigne lorsqu'elle devient » conquérante; elle en descend lorsqu'elle obéit aux obligations d'une » alliance quelconque. Elle est aux nations de l'Europe ce qu'est le lion >> aux êtres qui l'entourent. Elle ne peut se mouvoir sans être protectrice >> ou destructive; elle prête l'appui de sa force, mais elle ne l'échange » jamais, dans son propre intérêt, contre un secours qui lui soit néces»saire pour sa défense. Sa propre force lui suffit toujours, lors même » qu'elle se trouve momentanément affaiblie par la maladie des nations, les divisions intestines; car il ne lui faut qu'un effort convulsif pour >>> punir les ennemis d'avoir osé l'appeler au combat.

» En 1793, toute l'Europe était coalisée contre la France. Cent mille » Vendéens, soudoyés par l'Angleterre, menaçaient Paris; un million >> trois cent mille Français se firent soldats par amour pour la patrie, et » non pas, comme on a pu le dire, pour fuir la hache des licteurs d'un » Robespierre ou d'un Couthon. La coalition fut vaincue, condamnée à >> reconnaître la République.

» Ce que la France fit alors, elle pouvait le faire en 1814 et 1815; son » épuisement comparatif était plus que compensé par les avantages de >> son union, de son obéissance à un seul ordre ni l'occupation de Paris, >> ni la bataille de Waterloo, ne la condamnaient à passer sous les four>>ches caudines. Le général Bonaparte l'aurait sauvée, l'empereur la perdit en abdiquant.

Quand on a l'honneur et le bonheur tout à la fois d'être la France, >> il faut comprendre toute la portée de cette position de faveur, et de na» tion-soleil que l'on est, ne point se transformer en nation-satellite.

» L'Angleterre, toute puissante qu'elle est, ne peut intervenir seule » dans les affaires du continent avec toute l'importance du premier rôle; » il lui faut, de toute nécessité, s'appuyer sur Vienne, Paris ou Saint» Pétersbourg. (T. III, p. 41.) »

« Asseoir la paix, ce n'est pas maintenir pendant quelques années une tranquillité factice, c'est travailler à faire disparaître les haines entre nations en favorisant les intérêts, les tendances de chaque peuple; c'est créer un équilibre équitable parmi les grandes puissances; c'est, en un mot, suivre la politique de Henri IV, et non la marche désastreuse des Stuarts et de Louis XV.

» Ouvrez les mémoires de Sully, et voyez quelles étaient les grandes pensées de l'homme qui avait pacifié la France et fondé la liberté reli

gieuse. Pour établir solidement l'équilibre européen, Henri IV prévoyait qu'il fallait que toutes les nations fussent égales en puissance et qu'aucune ne dominât les autres par sa prépondérance; il prévoyait que, pour les peuples comme pour les individus, l'égalité seule est la source de toute justice.

» Henri IV avait amené la plus grande partie de l'Europe à le seconder dans ses vues humanitaires, et, lorsque le fer d'un lâche assassin vint trancher des jours si précieux, il rassemblait une immense armée, composée de contingents européens, se proposant pour but, non une conquête stérile, mais la paix universelle. Il allait forcer l'Espagne à reconnaître l'égalité et l'indépendance des nations, et il eût établi une espèce d'aréopage destiné à vider, par la raison et non par la force brutale, les querelles de peuple à peuple. (T. III, p. 117.) »

Voici comment M. de Genoude expose dans son Histoire de France (1) cette pensée d'Henri IV :

<< Henri IV, qui avait un génie admirable, avait songé à créer un tribunal politique des rois d'après les principes que je vais rappeler.

» Comment les sociétés se sont-elles formées? par la renonciation absolue au droit que la nature semble donner à l'homme sur toutes choses, par le sacrifice à l'intérêt public, par la réunion de toutes les volontés en une seule, armée du pouvoir coactif et coërcitif chargé de rendre la justice à tous. C'est par les mêmes noeuds et sous les mêmes conditions qu'il faut que les chefs des sociétés s'unissent. Sans un tribunal politique des rois pareillement armé, tous les traités des puissances n'ont pas plus de force que n'en auraient les contrats entre les particuliers sans les tribunaux de justice, qui les font exécuter. En Europe, les alliances ont fait de toutes les maisons souveraines une seule famille; mais c'est dans le sein des familles que naissent les procès, et les guerres sont les procès des rois, comme elles le sont entre particuliers dans l'état sauvage; il faudrait qu'elles se réduisissent enfin à des procès ordinaires, qui fussent jugés sans appel à la diète perpétuelle des rois. Ce projet d'un nouveau tribunal amphictyonique, conçu par Henri IV, Sully, Elisabeth et le duc de Bourgogne, exposé avec éclat par Rousseau, est ce que le génie de l'homine a imaginé de mieux pour le bonheur de l'homme.

» Mais cette union des rois aura des conditions! Comment, l'orgueil des diadèmes subira des lois?

>> Non; mais les rois, pour l'intérêt général, pour leur intérêt particulier, se soumettront librement au tribunal des rois dont ils seront tous membres et dont chacun d'eux sera le chef à son tour.

» D'ailleurs, dans l'état de guerre, les rois ne subissent-ils pas tous les

(1) Règne de Louis XI, préface. p. 47, t. XI. Edition Perrodil et ParentDesbarres.

jours les lois de la force et de l'injustice? On leur propose de s'imposer à eux-mêmes les lois de la raison et de l'équité, et on leur en montre le prix la possession sûre de leurs Etats, leurs droits réglés sans délais, sans incertitudes, sans dépenses, sans risques, sans effusion de sang; la paix en dedans et au dehors et l'accroissement des richesses.

>> Mais qui se chargera de former cette union, de rassembler tous les rois dans une ligue commune? Qui? celui qui en sera le plus digne, le plus bienfaisant; voilà la consommation de la paix perpétuelle. »

Si, de l'aveu de tous, anciens et modernes, empereurs et rois, hommes d'État et hommes d'étude, prédicateurs et tribuns, philosophes et publicistes, la paix est un bien et la guerre un mal, à qui la responsabilité de ce mal? La guerre ne se fait pas d'elle-même et toute seule ? Elle a ses lois, elle a ses usages. Elle n'éclate pas de peuple à peuple; elle se déclare de gouvernement à gouvernement. Si les gouvernements ne manquent jamais l'occasion de tourner en dérision les révolutionnaires qui prétendent établir la liberté par la terreur, est-ce qu'à leur tour les révolutionnaires ont moins beau jeu contre les gouvernements qui prétendent établir la paix par la guerre? La paix n'a encore été que la lassitude de la guerre, et rien de plus; des guerres ont duré trente ans: quels fruits ont-elles porté ? Voltaire disait : « Ne faudra-t-il pas signer la paix après la » guerre? que ne la fait-on tout de suite? » Voltaire avait raison, nous sommes forcés d'en convenir, et ce qui achèverait de nous convertir contre la guerre, si nous en avions jamais été les partisans, ce serait moins encore la dévastation qu'elle répand, le sang qu'elle verse, les millions qu'elle coûte, que son impuissance.

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