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SECONDE PARTIE.

SOPHISMES DILATOIRES.

LORSQUE les antagonistes d'une réforme proposée ne peuvent pas réussir à la repousser par les sophismes d'autorité ou de préjugé, il leur reste la ressource d'en renvoyer l'examen à un autre temps. Ils se prévalent de tous les motifs qu'on peut tirer de l'indolence, de la crainte, de la haine, de la défiance, pour exciter une prévention contre la mesure sans aborder la question même. Voici les différents sophismes qu'on peut ranger sous ce chef.

1.° La mesure n'est pas nécessaire, elle n'est pas réclamée, il n'y a point de vœu public énoncé, point de murmure: on peut donc rester tranquille. Sophisme du Quiétiste.

2.° La mesure peut être bonne, mais le moment n'est pas venu. On en trouvera un plus favorable. On peut y penser à loisir. Sophisme du délai de pure chicane.

3.o Si on adopte la réforme proposée, il faut du moins ne l'exécuter que par parties; il faut

:

procéder lentement. Sophisme de la marche graduelle.

4.° On ne peut pas réunir tous les avantages à-la-fois, et le mal des uns est compensé par le bien des autres: considération dont on tire un prétexte pour ne pas soulager des souffrances réelles. Sophisme des fausses consolations ou des consolations vicaires.

5.o Cette mesure est un premier pas qui engage on ne sait à quoi. Ceux qui la proposent ne disent pas tout. Ils ont d'arrière-pensées. Sophisme de défiance.

6.° Ceux qui la proposent sont des hommes dangereux: il ne peut rien venir de bon de leur part. Sophisme des personnalités inju

rieuses,

7.° Ceux qui la combattent sont vertueux et sages; leur désapprobation est une raison suffisante pour ne pas s'en occuper. Sophisme des personnalités adulatrices.

8.° Enfin, on peut rejeter cette mesure, car il entre dans nos intentions de proposer quelque chose de mieux. Sophisme des diversions artificieuses.

CHAPITRE PREMIER.

SOPHISME DU QUIÉTISTE.

Tout est tranquille. Point de murmure.

Dans le cas où on propose une mesure de

réforme relative à quelques abus dont l'existence n'est pas contestée, le sophisme en question consiste à la repousser comme n'étant pas nécessaire. - Et pourquoi n'est-elle pas nécessaire? c'est qu'il n'existe point de plainte à cet égard, point de vœu public, point de pétition. « Dans un Gouvernement libre, où l'humeur >> chagrine est un des caractères de la liberté, » où l'on se plaint si souvent sans cause, on >> se plaindroit, à plus forte raison, s'il y avoit >> quelque souffrance réelle. » L'argument revient donc à ceci : Personne ne se plaint, donc personne ne souffre.

Cet argument est plausible, et le seroit bien plus s'il étoit aussi aisé d'obtenir l'attention du Gouvernement sur un grief que de s'en plaindre; si on avoit une grande chance de succès en lui faisant connoître le mal; - si le silence de ceux qui souffrent n'étoit point la résignation

du découragement fondée sur l'inútilité éprouvée des réclamations et des plaintes.

Combien de maux ne souffre-t-on pas en silence, parce que le recours à l'autorité ne pourroit s'obtenir qu'avec des frais, des soins, une perte de temps et des difficultés infinies, au point qu'il est inaccessible à des individus places dans les classes inférieures, et même dans les classes moyennes!.

Combien de maux encore ne souffre-t-on pas en silence, parce qu'il faudroit attaquer des hommes accrédités et puissants, s'exposer à des inimitiés redoutables, risquer d'empirer son état en cherchant à l'améliorer!

Dans un Gouvernement où la presse n'est pas libre, où il n'y a point d'assemblée représentative, le prétexte ex silentio n'a pas même une foible couleur de vérité, quoiqu'il ne soit pas moins familier chez ceux qui gouvernent. Là, le silence de ceux qui souffrent ne prouve souvent que l'excès de l'oppression. La plainte ne seroit pas simplement inutile; elle seroit séditieuse. Il n'y a que le désespoir qui ose se faire entendre. Aussi à Constantinople, le plus foible murmure annonce l'orage, et la révolte suit de près. Malheur au Souverain absolu qui prête l'oreille à ce sophisme. Il doit avoir toujours présente à l'esprit cette maxime qui en est l'antidote.

Le silence du peuple est la leçon des Rois.

Ce sophisme renferme une espèce de Veto contre toutes les mesures qui tendent à prévenir l'existence d'un mal. Il établit en politique un principe absolument contraire à celui de la prudence la plus commune dans la vie privée. Il interdit de poser des garde-fous sur un pont, avant que le nombre des accidents ait excité une clameur publique.

Si on veut toujours attendre la plainte pour y remédier, on n'est pas même sûr que le remède soit efficace; car on aura laissé fomenter un levain d'humeur qui ne se dissipera pas aisément, et qui se portera sur d'autres objets. Au lieu de faire un mérite au Gouvernement d'une réforme volontaire, on fait d'une réforme forcée, une victoire pour les mécontents; et la concession ainsi arrachée non-seulement perd la grâce du bienfait, mais elle prend le caractère de la foiblesse.

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