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Etudes historiques.

L'ABBAYE

DE

SAINT-GUILLEM DU DÉSERT.

DEUXIÈME ARTICLE 1.

Suite de la CHRONOLOGIE ABBATIALE. Conservation de l'autel de saint

Guillaume.

BÉRENGER, 17 abbé (1074).

La consécration de l'autel de saint Guillaume inaugura la nouvelle période historique. Ce fut le grand événement de la localité qui lui dut, avec un accroissement de renommée religieuse, d'être bientôt le principal pélerinage du midi de la France. Mais avant de parler de cette consécration et du monument qui en était l'objet, rappelons le souvenir de l'abbé qui en fut le constructeur.

Bérenger, 17 abbé du monastère, avait été élu en 1074. Il appartenait à une noble famille et n'était pas seulement bon et pieux, administrateur intelligent, il sut acquérir aussi bien que conserver. Sous sa direction, le monastère s'enrichit de nombreuses donations de provenance séculière et même ecclésiastique, et le bien être temporel y marcha de pair avec le progrès de la discipline intérieure, avec le nombre et le mérite des moines. Plusieurs fils nobles у furent consacrés, et parmi les princes et les prélats de la contrée, c'était à qui octroierait le plus de faveurs à l'abbé ou à l'abbaye'. 1 Voir le 4 article au N° 89, t. xv, p. 444.

2 Le martyrologue de cette abbaye de Gellone, consigne un fait économique important sous la date de 1076. Il est dit que sous l'abbatiat de Bérenger les actes de donations montèrent au nombre de cent, et que plusieurs fils de nobles furent consacrés au monastère. Celui-ci n'avait pas encore pris le nom de SaintGuillem du désert. Voici au surplus quelques actes qui donneront une idée de la justice abbatiale.

Vers l'an 1098, il y eut contestation entre l'abbé Bérenger et les moines de Gellone d'une part, et Pierre Bernard, petit fils de Guillaume Galter, au suje des moulins de la Clamouse sur la rive de l'Hérault. Il fut statue que Bernard les garderait pendant sa vie, et qu'après sa mort ils retourneraient à St-Guillaume

C'est deux ans après son élection, que Bérenger fit construire, ou peut-être même restaurer et embellir seulement l'autel de saint Guillaume qui, dans l'église abbatiale, se trouva dès-lors placé à côté de l'autel du saint Sauveur. Restauré ou construit pour la première fois, le nouvel autel n'en fut pas moins précieux pour l'art chrétien, et grâce à ce monument, il nous sera permis de faire diversion à la sécheresse d'une chronologie abbatiale.

Un mot d'abord sur les circonstances au milieu desquelles l'autel fut consacré. C'était vers la fin du 11° siècle, au moment où l'Europe entière et surtout la France, tressaillait d'espoir au pressentiment des croisades. A cette époque, toutes les classes du moyenâge, le clergé, le peuple, la féodalité revendiquaient au même titre la mémoire du parent de Charlemagne, défenseur des provinces du Midi. Depuis longtemps le souvenir de ses guerres contre les Sarrazins, sa vie de héros et l'austérité de ses pénitences avaient frappé toutes les imaginations et fait germer les légendes pieuses, les chansons populaires, les épopées chevaleresques. Guillaume l'ancien, duc de Toulouse, avait donc été sanctifié ar la voix publique autant que par l'église, et c'était un saint comme il en fallait alors à Grégoire VII pour ranimer l'ardeur des croisades oubliées depuis les guerres religieuses et politiques de Charlemagne.

Ce pontife, qui se proposait de combattre les infidèles, ne pouvait oublier les exploits où Guillaume s'était signalé contre eux; peutêtre entrait-il dans sa politique de proposer ce héros pour modèle à tous les chrétiens. Quoi qu'il en soit, il lui fit élever un autel par les mains de son légat Amat, évêque d'Oleron, qui allait organiser les églises des deux côtés des Pyrénées, et donner à l'Espagne et au Cid son héros, le signal d'une nouvelle guerre contre les ennemis du Christ. C'est en 1076 que cet autel si précieux, comme œuvre d'art et par les souvenirs qui s'y rattachent, fut dédié au fondateur de l'abbaye de Gellone'.

Les pèlerins se rendaient alors de tous côtés au désert qui devait

et à ses moines, excepté un seul moulin que sa deseendance légitime devait gar der en fief. Quant au jardin et au bois d'oliviers qui sont dans la vallée qui aboutit au champ fidele, Pierre Bernard, ajoutait l'acte, doit les garder en fief pendant sa vie, et s'il a un fils légitime, ils retourneront à ce fils qui devra les tenir en fief de la main de l'abbé; mais si c'est une fille, elle n'en héritera point, et ils retourneront à St-Guillaume et à ses moines. (Cartulaire, fo 72.)

↑ Acta St-Bened, apud Mabillon sæcul. iv, p. 88.

bientôt prendre le nom du héros chrétien, et ils y vénéraient ses reliques avant de partir pour la croisade.

C'est ainsi qu'en 1101, aprés le massacre des premiers croisés, Bernard-Aton, vicomte de Béziers, allant rejoindre en Orient son suzerain Raymond de Gilles, comte de Toulouse, prit sa route par l'abbaye de saint Guillaume-du-Désert. Il y passa au mois d'août, et donna au monastère l'église de Saint-Pons dans le diocèse d'Agde; ce qu'il fit, dit une charte inédite ', devant la croix de Jésus-Christ et le corps du très glorieux confesseur Guillaume C'est au-devant du reliquaire du saint qu'avait été placé l'autel dédié à sa mémoire.

Nous avons déjà dit comment nous avions découvert ce monument dans un voyage fait en 1854 à Saint-Guillem-du-Désert. Il était oublié dans le fonds obscur d'une chapelle latérale, ses trois faces principales, grossièrement maçonnées sur une seule ligne, tandis que la magnifique dale de marbre noir qui les avait couronnées, gisait à l'extrémité opposée de l'église abbatiale. Pour avoir une représen tation fidèle de l'autel, je n'eus alors qu'à rapprocher les diverses parties dont il avait été formě, et qui, chacune isolément, par un extrême bonheur, se trouvaient dans leur première intégrité.

L'autel qu'il s'agit maintement d'apprécier comme œuvre d'art chrétien, était composé de trois larges panneaux de marbre blanc, avec des incrustations de verre d'un vert foncé presque noir. Il a 91 centimètres de haut, 1 mètre 38 cent. de long, et 80 cent. de large. Il était, comme nous l'avons représenté sur le dessin publié dans les Mémoires des antiquaires de France, composé des trois panneaux occupant ses trois faces principales. Celle de derrière nous est restée inconnue. Quant aux deux faces latérales, elles sont carrées, et leur encadrement est parfaitement identique par son travail et ses proportions à ceux du devant de l'autel. Or, celui-ci est entouré d'ornements bysantins improprement nommés arabesques; et cette bordure est travaillée avec la plus grande délicatesse en Mosaïque d'un verre vert noir sur un marbre blanc, comme serait un placage d'ébène sur un bois d'Écosse ou de houx par les artistes les plus habiles de nos jours. C'est le verre incrusté qui fait ressortir en blanc les Arabesques de marbre.

Il en est de même des sujets représentés dans les deux encadre ments du panneau principal, le seul dont l'intérieur soit travaillé.

1 Collection Dont.. vol. de Béziers. (Biblioth. impér.)

2 Voir le Mémoire de la Société des antiquaires de France.

Dans l'encadrement de gauche on voit Jésus-Christ entouré d'une gloire avec un nymbe croisé autour de sa tête, symbole de sa divinité sur la terre. Il est assis sur un trône, la main droite levée pour bénir.

Il bénit le monde au-dessus duquel il plane; car il est dans le ciel et il bénit du même geste, dont les évêques, successeurs des Apôtres, bénissent encore aujourd'hui, c'est-à-dire en élevant les deux doigts de la main droite. De sa main gauche, et appuyé sur la cuisse, le Christ tient le livre apocalyptique des sept sceaux, et cette représentation correspond exactement à la description que l'Apocalypse nous donne du trône de Dieu 1. Aussi voit-on autour du trône les quatre animaux symboliques.

Ces quatre symboles entourant ainsi Jésus-Christ dans sa gloire, représentent et les évangélistes eux-mêmes, et les attributs que chacun d'eux a particulièrement fait ressortir dans la vie du Sauveur. C'est ce qui a été expliqué maintes fois par les Pères de l'Église, et aussi par notre Gerson, chancelier de l'Université de Paris; et bien que son explication date du 15° siècle, cela ne doit pas nous empêcher de la citer à propos d'un monument du 11".

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Saint Mathieu l'évangéliste, est-il dit, est en forme d'Homme (c'est-à-dire représenté par l'ange) pour ce qu'il parle espécianment › de l'umanité de Nostre Seigneur Jhésucrist, qui fut vierge et sans péché. Saint Jehan est en forme de Aigle pour ce quil parle de la › haultesce et de la noblesce de Nostre Seigneur Jhésucrist qui monta > hault sur toutes autres choses, ainsi comme l'Aigle qui vole plus hault que tous les autres oys aux. Saint Luc est en forme de Beuf, > pour ce qu'il parle de l'umilité et de l'obédience de Nostre Sei› gneur Jhésucrist qui fut obéient jusques à la mort. Ainsi comme ung › Beuf est a travail devant celui qui le gouverne. Saint Marc est en › forme de Lyon, pour ce qu'il parle de la fièreté et de la cruauté qui fut faicte à Nostre Seigneur Jhésucrist en sa passion. › Nous croyons que cette explication des quatre symboles des évangélistes faite au moyen-âge à une époque où la symbolique de l'art chrétien était encore appliquée et partout mieux comprise que de

Et devant le trône, il y avait une mer transparente comme du verre et semblable à du cristal; et au milieu du trône et autour du trône, il y avait quatre animaux pleins d'yeux devant et derrière. (Apoc. iv, 6).

2 Voir le premier fo du manuscrit, 7269, fonds Colbert intitulé : Divers traités de Gerson.

nos jours, remplacera avantageusement la signification plus moderne et plus arbitraire que nous aurions pu leur donner. Remarquons enfin dans l'œuvre matérielle, que le Christ, enveloppé d'une toge, ne laisse voir sur sa poitrine qu'un ornement fait en incrustations de verre noir et en forme de croix. La même incrustation alternativement carrée ou ovale, distingue la gloire du Christ que les archéologues anglais ont grossièrement appelée vessie de poisson, à cause de la ressemblance des figures. Cette gloire est ici représentée par un ovale surnommé parfois l'amande mystique. Elle signifie le rayonnement du corps divin, et forme l'auréole du corps comme le nimbe est l'auréole de la tête. Quant à l'articulation des doigts des pieds, elle manque sur le monument ou sur le dessin que j'en ai fait; c'est peut être un oubli de ma part; car le Christ, et à son exemple les Apôtres, sont toujours représentés nus-pieds ou avec des sandales.

On voit enfin à gauche de la figure du Christ, deux quatrefeuilles figurant des étoiles et indiquant que Jésus est dans le ciel, dans sa gloire; tandis que dans le tableau opposé, le second encadrement nous montre Jésus-Christ humilié, mourant attaché à la croix.

Voilà pour ce qui regarde le premier sujet religieux de ce précieux autel. Quant au second, représenté sur la même face, c'est Jésus-Christ non plus dans sa gloire, mais crucifié et rachetant les hommespar sa mort, et peut-être la nature entière représentée par le soleil et la lune. L'astre du jour et celui de la nuit brillent audessus, et de chaque côté de la tête du Christ, tandis que sous les bras de la croix, la Vierge Marie tenant d'une main le lys, emblême de sa pureté, et saint Jean, le disciple bien aimé, contemplent avec douleur la mort de l'Homme-Dieu.

Au pied de la croix on voit deux petites figures, la tête ornée du nymbe, sortir comme de leur tombeau et levant l'une les mains vers le Christ, et l'autre des rameaux, symboles de l'espérance et des joies de la résurrection. La figure qui est à côté de saint Jean est toute en dehors du tombeau; mais non celle que la Vierge semble aider elle-même à en sortir, et dont les jambes sont encore retenues dans la tombe. Ces deux figures représentent certainement l'idée de la résurrection, soit comme application du verset de l'évangéliste saint Jean, qui dit que les morts ressuscitèrent à la mort du Sauveur, soit comme symbole de la résurrection générale du genre humain, racheté par le Christ.

Quant aux détails de ce sujet, il faut remarquer le nymbe qui

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