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des aventuriers militaires, comme Margeret ou Pierre de la Ville, ou des marchands, comme Jehan Sauvage ou Nicolas de Renel, en avaient trouvé le chemin.

De loin en loin, quelque Roi de France faisait parvenir làbas quelque lettre, et plus rarement encore quelque envoyé, comme François de Carle sous Henri III, Deshayes Courmenin ou le capitaine Bonnefoy sous Louis XIII; mais lettres ou envoyés ne parlaient que d'affaires privées ou d'affaires commerciales. Ce qu'on souhaitait obtenir de la Russie, c'était du blé, du chanvre, du suif, des peaux.

De loin en loin aussi arrivaient en France, de cette région lointaine, quelques hommes barbus et chevelus, vêtus avec une magnificence barbare et sordide, portant des fourrures au cœur de l'été, traînant une horde de laquais qui ressemblaient à des janissaires; parlant une langue inouïe et qu'on ne finissait par comprendre qu'à l'aide d'une chaîne d'interprètes et d'une série de traductions; apportant des parchemins indéchiffrables, en caractères bizarres et ressemblant vaguement à du grec, d'une écriture menue, enchevêtrée, serrée à outrance, pour faire tenir dans une seule page une missive prolixe et redondante, tracée alternativement avec de l'encre et avec de l'or1; affichant des prétentions, des exigences, des susceptibilités étonnantes; s'irritant ou pleurant quand le Roi ne recevait pas les lettres du Tsar ou ne délivrait pas sa réponse suivant certains rits compliqués, quand un nom manquait dans la kyrielle interminable des pays inconnus sur lesquels leur maître était censé régner, assurant que pour cette omission le Tsar leur ferait couper la tête; mettant sur les dents les scribes et traducteurs de la chancellerie française, insupportables aux ministres, désagréables au Roi, mais ameutant sur leur passage le peuple des badauds parisiens. Alors la Gazette de France ou le Mercure annonçait, en estropiant à qui mieux mieux leurs noms, qu'il était venu tels ou tels ambassadeurs du grand-duc de Moscovie, et consacrait quelques lignes au récit de leur audience. Tels apparurent Ivan Kondyref en 1615 et Constantin Matchékhine en 1654.

1. Voyez les lettres originales des Tsars dans A. E. Russie, t. Ier, et A. E. Russie, Supplément, t. Ior.

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Du reste, on ne savait pourquoi ils étaient venus, sinon pour apporter les compliments de leurs maîtres; car tout ce qu'ils racontaient, à grand renfort de documents russes, polonais ou latins à l'appui, histoires embrouillées de « titres mescripts par les Polonais, violations de frontière par des Kosaks ou des Tatars, n'était compris que de quelques diplomates d'aventure, de quelque missionnaire de passage, mais n'intéressait personne à la cour de France. Le Roi se montrait curieux et courtois à leur égard, se prêtait de bonne grâce à leurs exigences et à leurs manies, les renvoyait avec un sac de pistoles pour eux et une belle lettre de compliments pour leur maître.

Comment celui-ci s'appelait-il de son nom? à peine, dans l'intervalle entre les ambassades, si on le savait. Louis XIV continuait à écrire à Michel Feodorovitch, par exemple, quand celui-ci était mort depuis douze ans. Que le grand-duc de Moscovie fit la guerre à l'extrême frontière de Pologne, à cette frontière éternellement disputée entre les batteurs d'estrade des deux nations, qu'il attaquât un district finlandais de la Suède ou s'engageât dans les steppes tatares, le roi de France ne s'en inquiétait point: à peine ses alliés polonais, suédois ou turcs. s'en inquiétaient-ils. Les bandes moscovites, armées d'arcs, d'arbalètes ou de mauvais mousquets, étaient un élément absolument négligeable de la politique européenne. Non seulement la Suède ou la Turquie, mais le Danemark, mais le prince Ragotsi de Transylvanie, étaient des puissances autrement considérables. Dans les préoccupations de Richelieu ou de Mazarin, la Moscovie occupait juste la même place que le soufi de Perse. La reine de Suède dut exciter l'étonnement de la diplomatie française lorsque, dans l'instrument de la paix de Westphalie, elle fit comprendre le grand-duc de Moscovie comme étant un de ses alliés.

II

Cela ne tarda pas à changer. La Russie grandissait et se fortifiait; elle commençait à se civiliser; le règne d'Alexis annonçait de loin celui de Pierre le Grand. Déjà la Russie, cherchant

un débouché vers la mer Baltique, vers la mer Noire, vers le centre de l'Europe, commençait à exercer une pesée sur cette ligue d'États, Suède, Danemark, Pologne, Transylvanie, Turquie, qui prenaient à revers les vastes domaines de la maison d'Autriche et dont nous attendions, dans notre lutte déjà séculaire contre les Hapsbourg, des diversions utiles.

Laissons de côté le Danemark, qui cependant donna son nom à la seconde période de la guerre de Trente ans, et la Transylvanie, où il y avait toujours un Bethlen Gabor ou un Ragotsi prêt à répondre à l'appel du Roi. Trois États surtout forment cette ligne, cette barrière de l'Est, grâce à laquelle nous prenions l'Autriche entre deux feux, tandis que nous étions serrés nousmêmes entre l'Autriche et l'Espagne. Ces trois États, c'étaient la Suède au nord, la Turquie au sud, la Pologne au centre.

L'histoire de la Suède ne fait qu'un avec la nôtre à l'époque classique de la longue lutte entre les maisons de France et d'Autriche. C'est Richelieu qui introduisit dans la grande politique européenne cet État qui jusqu'alors avait été absorbé dans les luttes obscures du Nord. Gustave-Adolphe, par la paix de Siceræed (1613), avait repris les provinces conquises sur son père par les Danois; par la paix de Stolbovo (1617), il avait acquis du Tsar Michel Romanof l'Ingrie et la Carélie ; mais il restait engagé dans une guerre avec les Polonais. Richelieu chargea son ambassadeur Charnacé de lui négocier avec ceux-ci la trêve de 1629. Richelieu put dès lors tourner contre l'Autriche l'humeur batailleuse de ce prince et de ce peuple. Il remplaça le Danois, battu à Lutter (1626), par le Suédois, un allié autrement vigoureux. Il fut l'inventeur de ce «< roi de neige » dont se moquaient les courtisans de l'Empereur. Il jeta dans la balance ces troupes aguerries par vingt-cinq années de campagnes, pourvues d'une artillerie perfectionnée, disciplinées à merveille et commandées par d'admirables généraux et par le premier capitaine du siècle. Les victoires de Leipzig, du Lech, de Lützen, ébranlèrent l'Empire jusque

dans ses fondations. Quand Gustave-Adolphe tomba sur ce dernier champ de bataille, ses généraux et ses diplomates continuèrent son œuvre. La Suède trouva sa récompense au traité de Westphalie Mazarin contribua à lui faire obtenir la Pomeranie, les évêchés de Brême et de Verden, trois voix à la diète, et l'établit ainsi puissance allemande.

La Suède se trouva jouer le rôle qui devait être dévolu plus tard au Brandebourg, trop épuisé alors pour oser se l'arroger. Elle fut, dans la Diète et dans l'Empire, l'antagoniste naturel de l'Autriche, le chef du parti protestant d'Allemagne contre le César catholique. Pour remplir cette mission, elle disposait d'une puissance matérielle et d'une influence morale considérables; un moment, même après la paix de 1648, elle se trouvait occuper en Allemagne cent trente-deux places. Les subsides du Roi de France lui permettaient seuls d'entretenir et d'équiper un tel état militaire : dans toute guerre contre les Hapsbourg, il semblait donc que la France dût pouvoir compter absolument sur elle. De tous nos alliés, c'était la Suède qui était le plus précieux, parce que son action était la plus directe, se faisant sentir au cœur même de l'Empire, et aussi la plus prompte, car l'armée suédoise était toujours prête à entrer en campagne. En cela, la Suède était bien supérieure à la Turquie, qui avait d'immenses espaces à parcourir avant de menacer Vienne, et à qui il fallait un temps. énorme pour mettre en mouvement la cohue prodigieuse et désordonnée de ses hordes.

Et, en effet, la Suède fut longtemps pour la France l'alliée fidèle, puissante, efficace, qu'avait créée le génie de Richelieu. Neuf ans après la paix de Westphalie, nous la voyons, en 1657, offrir son concours pour assurer à Louis XIV la couronne impériale; en 1661, elle entre dans la Ligue du Rhin, dont elle est le noyau et la pièce de résistance.

Mais déjà des dispositions nouvelles s'étaient manifestées à partir de 1654, année qui vit l'abdication de Christine et l'avènement de la maison de Deux-Ponts avec Charles X. Celui-ci affectait de se dégager de la tutelle du Roi et de suivre une politique dite nationale. Il rengagea la Suède dans les guerres du Nord, essayant d'enlever des provinces au Danemark et à la Pologne,

afin de compléter et fermer le cercle des provinces suédoises sur la Baltique. Ces guerres continuèrent sous Charles XI, et peut-être ne se seraient-elles pas terminées à l'avantage de la Suède, si la France n'avait pas été là pour offrir et même imposer sa médiation, obliger les Danois à signer la paix de Copenhague (juin 1660), forcer la Pologne à signer celle d'Oliva (mai 1660), qui assurait à la Suède la possession de l'Esthonie et de la Livonie.

La Suède de Charles XI se montra aussi ingrate qu'aurait pu le faire à sa place le Brandebourg des Hohenzollern. Évidemment cette indépendance du cœur lui était suggérée par la situation elle-même, cette situation, qu'elle devait à la France, de chef de parti en Allemagne. En 1668, elle prend part à cette triple alliance qui arrête les succès de Louis XIV aux Pays-Bas et le contraint à signer la paix d'Aix-la-Chapelle. Pomponne sut la ramener à de meilleurs sentiments: elle est notre alliée dans la guerre de Hollande; elle envahit le Brandebourg, éprouve la défaite de Fehrbellin (juin 1675) et voit ses provinces poméraniennes envahies par les Danois et les Brandebourgeois; mais Louis XIV intervient et, à la paix de Saint-Germain (1679), force les vainqueurs à restituer leurs conquêtes. Bientôt l'annexion de la principauté de Deux-Ponts, prononcée par les chambres de réunion, irrite personnellement Charles XI; les autres empiétements de la France en Allemagne et en Europe l'inquiètent dans ses intérêts; la révocation de l'Édit de Nantes le blesse dans sa foi religieuse. Il signe des traités avec Guillaume III, puis avec l'Empereur et entre dans la Grande alliance, puis dans la Ligue d'Augsbourg. Par là, il force Louis XIV à rechercher l'amitié de l'antagoniste naturel de la Suède, le Danemark; mais, au fond, Charles XI s'abstient de prendre part à la lutte, se réserve et se ménage, et il aura la chance de faire accepter la médiation suédoise pour la paix de Ryswick (1697).

Voilà ce qu'était la Suède pour la France: alliée peu docile, d'une fidélité intermittente, surtout sous la dynastie de DeuxPonts, mais toujours redoutée de l'Autriche, comme une influence toujours agissante au sein même de l'Empire et dans la Diète, comme un formidable appoint dans toute lutte ouverte. La

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