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leur dont il ne serait rien resté, si, appelé à l'enseignement du droit public intérieur de la France vingt-et-un ans plus tôt, il avait pris pour texte les constitutions du premier empire au lieu de la Charte constitutionnelle de 1814, amendée dans un esprit libéral en 1830. Quoi qu'il advienne, les institutions libérales seront toujours le sujet le plus digne des méditations de l'historien et du publiciste. Les alternatives des révolutions et des réactions peuvent faire ajourner la liberté, mais elles ne sauraient ni amoindrir son importance, ni détruire les nobles espérances qu'elle inspire à toutes les âmes généreuses.

I

Le langage de notre époque exprime la suprême importance qu'elle attribue avec raison aux questions de liberté politique. « A proprement parler, disait Rossi, dans la première leçon du cours que nous publions aujourd'hui, la constitution c'est un ensemble de lois qui >> forme l'organisation de l'État et en règle l'action et la vie, » de même qu'on appelle constitution du corps physique » l'ensemble des lois qui président à son organisation et » en règlent le mouvement et la vie. Voilà le sens général » de ce mot. D'où il résulterait qu'en prenant le mot » constitution dans ce sens, il n'y a pas d'État qui n'ait » une constitution, car tout ce qui existe a une manière » d'exister, bonne ou mauvaise, conforme ou non à la rai» son, mais une manière quelconque d'exister, de même » que le corps humain, que tout ce qui vit a une constitu>>tion plus ou moins parfaite et produisant des effets plus » ou moins durables. Il est vrai maintenant que ce mot » constitution est pris aujourd'hui dans un sens plus res>> treint, et nous-mêmes nous l'employons souvent dans ce

>> sens moins général. » Cette nouvelle signification donnée à un mot nous révèle qu'il s'est fait, dans les idées des hommes, une grande révolution qui tend à changer tout ce qui reste encore des institutions politiques anciennes. L'idée nouvelle dont la conscience humaine est pénétrée, c'est que les constitutions des États doivent garantir la liberté des nations et des individus: que désormais l'autorité des gouvernements ne saurait être acceptée que comme un moyen d'atteindre ce but, le seul qui réponde à la dignité de notre nature.

Cette aspiration, déjà manifestée dans la philosophie du XVIIIe siècle, a puissamment contribué à transformer la constitution des États modernes. Comme Condillac prétendait expliquer la nature humaine par l'hypothèse d'une statue, en laquelle toutes les facultés de l'âme naîtraient d'une seule sensation, J.-J. Rousseau faisait naître tous les droits publics et privés d'un contrat social, qui n'a pas plus de réalité que la statue dont le Traité des sensations a prétendu raconter l'histoire, mais qui a été invoqué souvent pour défendre la cause de la liberté.

Montesquieu et Delolme ont donné un enseignement plus sain. Là se trouvent les origines des théories constitutionnelles du XIXe siècle. L'Esprit des lois est incontestablement le plus grand ouvrage que la philosophie française du XVIIIe siècle ait légué à la postérité. Mais sans les quelques pages que Montesquieu a consacrées à la constitution anglaise il lui manquerait beaucoup de ce qui fait son importance. Le grand publiciste avait trouvé en Angleterre une nation qui a pour objet direct de sa constitution la liberté politique. Pour découvrir la liberté politique dans la constitution de l'État, on n'a pas à la chercher, dit-il; il suffit de la voir où elle est1. En par

'Esprit des lois, livre XI, chap. v.

lant de la constitution anglaise, Montesquieu expose la nature des garanties que l'opinion générale du monde civilisé regarde aujourd'hui comme les conditions essentielles d'un gouvernement libre. Les Anglais, peu habitués à chercher les raisons des institutions politiques dans des principes à priori, virent leur constitution s'éclairer d'un jour nouveau. Blackstone, qui en est encore aujourd'hui l'interprète le plus autorisé, s'inspira souvent de l'Esprit des lois, et les idées de Montesquieu pénétrèrent ainsi à Oxford, dans cette université où se sont formés les plus grands hommes politiques de l'Angleterre.

Delolme suit de loin Montesquieu. Il a eu en Angleterre une grande autorité, qu'il n'a pas perdue même après les ouvrages de Hallam, de lord Macaulay, de lord John Russell. Comme Montesquieu, Delolme cherche dans la constitution politique de l'Angleterre un modèle de liberté politique qui est réalisé depuis longtemps dans les institutions de l'un des plus grands peuples du monde. Cette intention résulte du titre même de son ouvrage, De la constitution de l'Angleterre ou l'état du gouvernement anglais, comparé à la fois avec la forme républicaine du gouvernement et avec les autres monarchies de l'Europe. Elle résulte encore des comparaisons qu'il établit souvent entre les institutions anglaises et celles des autres peuples.

On tomberait dans une grande erreur si on oubliait que la constitution de l'Angleterre est avant tout le développement historique des anciennes institutions du pays. Mais d'un autre côté on négligerait ce qui rend surtout utile l'étude des institutions anglaises, si on refusait d'interroger les traditions de ce grand peuple, pour apprendre de lui comment les institutions politiques modernes peuvent garantir les libertés publiques. L'année 1789 vit éclore cette déclaration des droits qui reste comme le

noble programme des nouveaux principes que le progrès des idées avait fait pénétrer dans les esprits, et des grands changements que la révolution française allait apporter dans la société moderne; mais il faut bien avouer que parmi les essais aussi nombreux qu'éphémères de constitutions nouvelles auxquels presque tous les États de l'Europe, mais la France surtout, donnèrent le jour dans le quart de siècle qui s'écoula jusqu'à 1814, il n'en est aucun dans lequel des esprits sérieux puissent trouver les bases solides du droit constitutionnel des sociétés modernes.

Sous ce rapport on ne saurait comparer la Charte constitutionnelle de 1814 avec aucune de celles qui l'ont précédée. La révolution française avait surexcité, sans le satisfaire, le besoin de liberté qui était le résultat nécessaire du progrès de la civilisation chrétienne. Les excès de la licence populaire et de la terreur avaient disposé les esprits à accepter le pouvoir absolu de Napoléon Ier, qui donnait à la France la gloire et la puissance en compensation de la liberté.

Une autorité illimitée, qui s'exerçait rarement avec modération, prétendait assurer aux Français la jouissance de tous les bienfaits de la civilisation qui sont compatibles avec l'exercice d'un pouvoir dictatorial. Mais, il faut bien l'avouer, l'état de guerre qui avait duré presque sans interruption depuis le commencement de la Révolution tendait à faire disparaître ces bienfaits. Louis XVIII avait apporté la paix, qui était déjà à elle seule une immense amélioration dans l'état social et politique; mais le représentant de l'ancienne monarchie dut se convaincre que celle-ci ne pouvait être acceptée, sans s'appuyer sur la liberté.

Soixante-six ans s'étaient écoulés depuis que l'étude des institutions anglaises avait amené Montesquieu à définir

les conditions de la liberté politique : mais, en 1814, le problème se posait d'une manière toute différente; il ne s'agissait plus de chercher la liberté politique où elle était, mais de l'introduire là où elle n'était pas. L'ancienne royauté reprenait avec plus ou moins de sincérité la tâche que la Révolution n'avait pas accomplie. La constitution anglaise présentait le seul exemple, non-seulement d'une grande monarchie, mais d'un grand État unitaire assis sur la liberté politique. A ce point de vue l'établissement monarchique, tel qu'il a existé en France, de 1814 à 1848, se présente naturellement comme une imitation de la constitution anglaise, vue à travers les théories de l'école de Montesquieu, qui avaient de plus en plus pénétré dans le public éclairé. Les idées libérales qui avaient inspiré la Charte constitutionnelle de Louis XVIII sont restées le fond du droit public constitutionnel de l'Europe contemporaine. L'abolition de quelques restrictions dont ce roi avait cru devoir entourer les libertés qu'il octroyait, et le progrès démocratique ont fait le reste. Depuis 1814 il y a eu encore dans quelques États des tentatives pour organiser les libertés nouvelles sur le modèle des constitutions françaises antérieures, surtout de la constitution de 1791 qui avait déjà servi de type à la constitution des cortès espagnoles de 1812, mais, pour quiconque étudie les faits et les idées dont se compose l'histoire contemporaine, il est évident que ce n'est pas là que le droit constitutionnel moderne peut chercher son modèle.

Il faut cependant avouer que si, sur le continent européen, on a pu imiter plus ou moins heureusement les formes constitutionnelles anglaises, il a manqué, ce qui en a toujours fait la force dans leur pays natal : une grande tradition nationale et des habitudes de liberté en

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