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quelque tems, les saint-simoniens ont jugé convenable de m'adresser quelques injures, et m'ont arraché, au milieu de mes études, une courte et vive réponse. Il est sans doute très flatteur pour moi que ces messieurs aient été assez sensibles à ma retraite pour faire succéder aux éloges dont ils m'avaient environné des invectives d'assez mauvais goût. Ils auraient dû se rappeler seulement que je ne leur dois rien, et qu'ils me doivent quelque chose; car ils ont exploité ma présence parmi eux, car je n'ai pas peu contribué à leur ouvrir les colonnes du Globe et à retourner l'attention de plusieurs sur leur école.

Mais laissons ces misères pour ne plus parler que des intérêts généraux de la philosophie. La science de la législation devient plus importante que jamais pour la France, à une époque où toutes les conditions de la sociabilité sont pour ainsi dire révisées.

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Il est nécessaire que le pays qui a l'initiative dans les révolutions, ne soit pas médiocre dans la connaissance des lois sociales.

Appelé à un enseignement supérieur par un gouvernement libre et national, je devais définir la nature de la législation, son but, poser toutes les questions, contribuer à en résoudre quelques-unes, mettre en saillie quelques principes dirigeans, et placer la science des lois au centre du mouvement de la philosophie européenne. C'est ainsi, du moins, que je conçus ma tâche. Un premier essai m'en facilitait un peu l'accomplissement. Déjà, dans un ouvrage intitulé : Introduction générale à l'Histoire du Droit, j'avais essayé de tracer une théorie du droit positif, et de démontrer que le droit subsiste à la fois par l'élément philosophique et l'élément historique : j'avais, de ce point de vue, écrit une histoire de la jurisprudence en Europe depuis le douzième siècle jusqu'à nos jours, et tiré de ce tableau des enseignemens et des conséquences. Cette introduction était animée d'une pensée spécialement scientifique : mon dessein était surtout d'y montrer le progrès et le caractère tant historique que philosophique de la jurisprudence européenne. Les philosophes n'étaient pas oubliés, mais les jurisconsultes y primaient : ainsi l'unité du plan avait exigé que je laissasse dans l'ombre la figure de Hobbes pour ne peindre que Grotius, Rousseau pour mieux faire ressortir Montesquieu : c'était un essai d'histoire philosophique de la jurisprudence, et non pas une philosophie du droit, dont je remettais la tentative à une autre époque, aujourd'hui arrivée.

On trouvera le plan de la philosophie du droit que je présente aujourd'hui au public, dans le premier chapitre de l'ouvrage, je n'en tracerai pas de nouveau l'esquisse, je dirai seulement les intentions qui m'ont dirigé.

J'ai désiré d'abord mettre sur le premier plan la puissance et, la dignité de la pensée humaine, montrer dans l'esprit humain la raison des choses et célébrer Dieu par l'homme. C'est ma foi la plus intime que l'homme ne peut être grand et fort que par la conscience énergique de tout ce qu'il peut ; qu'il est constamment appelé, dans sa lutte de tous les jours, à être volontaire; que, dans ce siècle qui se débat pour s'enfanter lui-même, et qui perce déjà de torrens de lumière les nuages qui disparaissent de plus en plus pour nous en laisser voir et la face et la cime, l'homme ne reviendra à l'intelligence efficace de la Providence que par sa propre liberté, de la

religion que par la philosophie, de Dieu que par lui-même, de la vérité que par la force. Eh! que serait la vie, si ce n'est penser et vouloir? Autrement pourquoi l'espèce humaine ne se donnerait-elle pas rendez-vous dans les cafés de Constantinople, pour y boire l'opium à longs traits, et pour trouver le néant dans ces voluptés mortelles? Je désirais ensuite, même dans un essai philosophique, m'autoriser de l'histoire. Non seulement je l'ai appelée à mon aide le plus souvent que j'ai pu, mais j'ai consacré une des parties de cet ouvrage à tracer la suite directe de son évolution. L'histoire a été trop souvent commentée par les regrets du passé ou par une érudition apathique; il faut se hâter de la rallier à la marche de notre siècle, pour lequel elle ne saurait être un bagage inutile destiné à embarrasser sa course; elle indique les routes déjà parcourues; plurimi pertransibunt, et augebitur scientia.

Ce n'était pas simplement l'histoire de certaines révolutions politiques qu'il me fallait esquisser, mais aussi l'histoire des principales théories qui se sont produites sur le problème de la sociabilité humaine. J'avais, dans l'Introduction, fait connaître les jurisconsultes; il me restait à apprécier les travaux des philosophes, mais seulement les travaux efficaces des grands hommes. Il n'entrait ni dans mon but, ni dans mon plan, de m'arrêter à considérer certaines curiosités littéraires et bibliographiques; je ne poursuivais que le spectacle du génie utile à l'humanité. Ainsi on ne trouvera, dans cette Philosophie du Droit, ni l'analyse de l'Utopie de Thomas Morus, ni celle de l'Oceana d'Harringhton, ni celle de la Cité du Soleil de Campanella; je n'ai pas non plus, dans une époque plus rapprochée de nous, rappelé l'estimable Essai sur l'histoire de la société civile, par Fergusson (1). Pourquoi? parce que ces ouvrages n'ont exercé aucune influence sur le tems qui les a vus naître. C'est ainsi que dans le Musée du Capitole je me suis arrêté davantage devant le buste de M. Brutus, de Thucydide ou d'Alexandre, que devant celui de Didius Julien ou de Pescennius Niger. Il ne suffit pas d'avoir vécu, écrit ou régné pour mériter, comme disait Napoléon après Marengo, une demi-page dans une histoire universelle (2).

Je crois avoir recueilli quelques avantages du secours que m'a prêté l'histoire, tant politique que philosophique. Plusieurs théories en sont devenues plus sensibles et plus nettes; je pourrais eiter la propriété éclaircie par le récit des révolutions qu'elle a subies; l'éducation, plus claire dans les applications de Platon, d'Aristote ou de Rousseau; mais je signalerai surtout la théorie de la souveraineté, que j'ai pu bien mieux définir en considérant la révolution française, et les théories contradictoires de Rousseau et de De Maistre, que si je l'eusse posée à priori dès le début de cette Philosophie du Droit. J'avais à cœur de mettre le principe de la souveraineté nationale hors de toute controverse, et je l'ai réservé pour le faire sortir plus lumineux et plus vif de l'épreuve de l'histoire et de la polémique.

J'avoue que j'aurais manqué mon dessein si sous la variété des objets on ne sentait pas quelque suite et quelque unité dans la pensée. L'aridité n'est pas la rigueur. Qu'a gagné Puffendorf en écrivant des Élemens de Jurisprudence universelle suivant la méthode des géomètres? il n'a tiré de ce procédé qu'un livre sec et ignoré.

(1) An Essay on the history of civil Society, by Adams Fergusson. The fifth edition. London, 1782. (2) Le premier consul, revenant à Paris, après Marengo, répondait à son secrétaire, qui le complimentait sur la manière dont il venait de travailler à son immortalité : Si je m'arrêtais là, je n'aurais pas une demi-page dans une histoire universelle.

L'ouvrage que je présente au public est le résultat du cours que j'ai professé au Collège de France, dans le semestre d'été de 1851; mais il n'est pas le cours lui-même. J'ai refondu complètement dans le silence du cabinet les improvisations de la chaire, me rappelant cette parole de Buffon, que ceux qui écrivent comme ils parlent écrivent mal. Je ne sais quel effet produira au lecteur ce mélange de diction et d'écriture produit par la plume et la parole. S'il veut le considérer comme un livre, il sera plus sévère; s'il veut le considérer comme un cours, il sera plus indulgent : je m'abandonne à sa merci. Je n'ai pas le courage de défendre la forme de cet essai. Si nous vivions dans une époque de repos et de stabilité, comme au dix-septième siècle, dans les longs et majestueux loisirs du règne de Louis XIV, où l'art d'écrire s'incorporait avec l'homme, occupait toute la vie, où un livre était une destinée, j'aurais sans doute élaboré lentement le sujet que j'ai choisi; mais dans un tems où la pensée de l'homme est pour ainsi dire condamnée chaque matin à l'oubli des objets qu'elle avait considérés la veille, peut-on exiger de quelqu'un de s'assujettir à des disciplines académiques, de limer ses mots, d'attifer ses phrases et de pomponner ses périodes?

Ètre utile, si peu que ce soit, voilà ce qui importe. Le monde est devenu comme un vaste Forum où chacun peut ouvrir l'avis qu'il croit avantageux; s'il a raison, l'assemblée le récompense par quelques minutes d'attention; sinon, on ne prête pas l'oreille et on passe à l'ordre du jour.

L'humanité et la patrie, voilà les deux objets raisonnables de passions énergiques, et ce n'est pas ici le cas d'appliquer cette parole qu'on ne saurait servir deux maîtres à la fois.

Les nations doivent se donner la main par leurs grands hommes; plus elles sont douées d'une originalité franche et d'un caractère distinctif, plus elles peuvent, sans danger et avec un vrai profit, s'aboucher entre elles, échanger leurs idées comme leurs richesses, et unir l'esprit cosmopolite au génie national. C'est ainsi qu'elles se complètent les unes les autres, et contribuent, par leur union comme par la guerre, aux progrès de l'humanité : elles s'abordent et se visitent avec les armes; puis, pendant la paix, elles apprennent à se connaître et à s'aimer.

Ainsi ont fait la France et l'Allemagne. Leur lutte a été longue et acharnée; Napoléon occupa militairement la capitale du grand Frédéric, les grenadiers français tinrent garnison dans la patrie de Kant ; et l'illustre continuateur du philosophe de Koenigsberg, le stoïque Fichte, enflamma de ses harangues philosophiques la jeunesse allemande, qui partit pour nous demander bientôt, dans les plaines de Champagne, compte d'Iéna et d'Austerlitz. La paix vint enfin s'entremettre entre les deux peuples qui s'étaient joints sur les champs de bataille et dans leurs capitales.

Pendant quelques années, on s'examina en silence; les vieilles haines murmuraient encore; elles expirèrent enfin. Une estime réciproque vint ouvrir les esprits et les cœurs à des idées plus larges, à des sentimens bienveillans. Les deux pays échangèrent alors les résultats de leurs dernières quarante années. La France avait eu sa révolution et offrait à nos voisins des leçons d'histoire toutes vives et toutes contemporaines; l'Allemagne était parvenue à l'âge d'or de sa littérature et de son intelligence: sa philosophie, son érudition et sa poésie appelaient nos regards; notre curiosité fut vive, témoin la traduction des chefs-d'œuvre de nos voisins, de Schiller, de Goëthe, de Creuzer, de Herder, de Heeren, de Niebuhr et de Savigny.

Tout cela fut nécessaire et bon; l'Allemagne ne perdit pas son génie national en profitant de nos leçons politiques; la France n'oubliera pas sans doute la gloire et l'originalité de sa littérature, pour avoir puisé quelquefois aux sources de l'érudition allemande. Comme les héros d'Homère, les deux peuples échangeaient leurs armes, mais ils gardaient leurs dieux domestiques.

Depuis la révolution de 1830, l'Allemagne a passé à notre égard de l'admiration à la défiance. Après s'être émue avec enthousiasme au spectacle de notre émancipation, elle a craint de voir de nouveau la France se déborder sur elle, avec ses bataillons et ses idées. Sans doute, il viendra, le jour où nous pourrons redemander tout ce qui doit nous appartenir sur les rives du Rhin; mais l'Allemagne ne doit pas confondre cette pensée nationale avec les folies de la chevalerie errante. Nous n'avons jamais eu le dessein d'aller chevaucher à travers ses populations et ses villes, en y distribuant des recettes de réforme sociale. Nous avons pour cette grande nation le respect que nous réclamons pour nous-mêmes; pour elle, comme pour nous, nous voulons l'indépendance de la pensée, et nous laissons à son génie le soin de son propre bonheur. Ce n'est pas, comme je l'ai écrit dans le cours de ce livre (1), « ce n'est pas à une nation aussi originale et aussi grande de rien copier, pas même la France. Elle ne nous copiera pas; mais, en vertu d'elle-même, de sa propre pensée, de sa propre philosophie, nous pouvons l'attendre à des conséquences politiques. Alors, quand les tems seront arrivés, elle comprendra les révolutions, elle les jugera avec plus d'indulgence, elle appréciera la France mieux peut-être qu'elle ne le fait aujourd'hui.

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C'est sans le moindre embarras que je me suis toujours exprimé sur le mérite de ses jurisconsultes, de ses philosophes et de ses historiens : j'ai dit sans détour ce que j'ai cru vrai : ma haute estime pour les travaux de la jurisprudence historique, ou pour des spéculations métaphysiques, n'a pas étouffé (je l'espère, du moins) l'indépendance de l'esprit national.

L'Allemagne, dans un court espace de tems, vient de perdre Niebuhr et Hegel. Le premier représentait ce que l'érudition historique a de plus individuel, de plus vif et de plus délié; le second, ce que la pensée a de plus systématique et de plus abstrait. J'ai essayé l'appréciation du génie de ces deux hommes au moment même où chacun d'eux disparaissait. J'ai parlé avec une admiration presque sans réserve de l'historien, de cet homme d'une science si profonde et si naïve, et qui a semblé prendre soin luimême de caractériser la candeur de son érudition dans une lettre qu'il m'écrivait quelques mois avant sa mort : « Une chose qu'il m'importe surtout de voir reconnue, c'est que mon but est de communiquer aux lecteurs la même certitude dont je suis pénétré. Le livre doit convaincre par lui-même celui qui s'en occupe de bonne foi. Il n'y a pas un mot qui ne soit mis aussi exactement que possible, parce qu'il exprime une vue et une conviction dont je suis pénétré: rien n'est plus injuste que de m'attribuer le désir des paradoxes. » Le chapitre que j'ai consacré à Hegel était entièrement imprimé quand le bruit de sa mort est parvenu à Paris. Cette triste nouvelle n'aurait pas changé ma conviction philosophique, mais elle m'eût suggéré d'autres paroles. Comment voir s'évanouir une intelligence aussi puissante que celle du professeur de Berlin sans une douleur mêlée de respect? Si quelques-unes des per

(1) Livre Iv, chapitre 9.

sonnes qui révèrent sa mémoire et sa doctrine se sentaient blessées de la vivacité de la réfutation, je désavoue tout ce que ma discussion peut avoir de trop impétueux. Je ne saurais vouloir passer sans m'incliner devant la tombe d'un homme illustre dont le premier en France j'ai prononcé le nom et fait connaitre quelques idées, mais en lui en renvoyant la gloire. D'ailleurs rien de ce qui tient à l'Allemagne ne peut être par moi traité avec une indifférence légère; je ne puis oublier la bienveillance cordiale avec laquelle ses plus célèbres jurisconsultes, les Gans, les Mittermaier, les Savigny, ont accueilli mes premiers travaux ; il n'y a pas de dissentiment qui puisse effacer ces souvenirs.

L'esprit cosmopolite n'est pas une philantropie fade, qui vous laisse l'âme sans amour et sans partialité pour la patrie. On comprend mieux la destinée et la mission de son pays, quand les yeux et l'intelligence sont fixés sur la carte du monde, quand le cœur est assez vaste et assez ardent pour se passionner pour l'histoire universelle. On raconte que Charlemagne voulant frapper et consterner les ambassadeurs de l'éclat de sa gloire, ordonna de les faire passer par d'innombrables salles de son palais remplies de personnages dont ils prenaient à chaque instant la magnificence pour la grandeur impériale elle-même, et les reçut, après des stations infinies, dans un sanctuaire éblouissant. Dans le dédale de l'histoire le sanctuaire est la patrie. France, en vain, après que tu as eu en te levant jeté un cri sublime, tu as été contrainte de te rasseoir sur toi-même et de voiler tes couleurs; tu es encore quelque peu grande parmi les nations, tu te trouveras toi-même à l'heure fatale, et tu mérites encore l'idolâtrie de tes enfans!

J'ai dit les intentions et l'esprit qui m'ont animé en parlant et en écrivant ce livre. Je n'aurai pas inutilement rassemblé des mots si je puis réveiller dans quelques jeunes esprits l'énergie de la raison et de la volonté, si le jeune homme qui se cherche luimême, que tourmente un génie qu'il ignore, que déchire un scepticisme, enfant du sophisme, peut à ma voix revenir à la foi en lui-même, et demander l'avenir à ses propres efforts.

Je devrai du moins à cette seconde publication, qui s'enchaîne à la première, la possibilité de pouvoir m'engager sérieusement, tant dans l'histoire des législations, que dans la législation philosophique : les antécédens sont connus, les questions sont posées, il est tems de travailler à une philosophie nationale,

Paris, 1er décembre 1831.

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