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Chevalier. C'est lui qui, de son seul mouvement, sans aucune mission officielle, alla trouver en Angleterre Cobden et M. Bright, pour leur proposer un arrangement de cette nature. Cobden d'abord eut quelques hésitations; un traité de commerce lui paraissait un compromis contraire aux vraies doctrines économiques. M. Michel Chevalier le convertit et s'adressa alors à M. Gladstone. Assuré de l'agrément du gouvernement anglais, M. Michel Chevalier revint en France; il exposa ses vues à l'empereur et obtint son adhésion. Plusieurs des ministres d'alors étaient cependant opposés à un pas aussi décisif dans la voie de la liberté commerciale; mais le principal d'entre eux, M. Rouher, comprit tout ce que le projet de M. Michel Chevalier pouvait avoir de fécond et d'utile. Ainsi, cette grande œuvre qui marque une évolution nouvelle dans les rapports économiques des nations, le traité de 1860, fut, dans le principe, une œuvre d'initiative privée due à l'inspiration de Michel Chevalier et à l'adhésion de Richard Cobden. Près de vingt années ont passé sur le traité de 1860, vingt années qui compteront parmi les plus agitées de l'histoire. La guerre de sécession des Etats-Unis, la guerre de 1866, la guerre francoallemande, la guerre d'Orient, ont troublé les conditions de l'expérience de la liberté commerciale. Néanmoins, malgré toutes ces perturbations, toutes les pertes de capitaux, toutes les incertitudes qui ont été pendant cette période la conséquence de ces grands conflits internationaux, la réforme de 1860 s'est montrée bienfaisante; elle l'est à un si haut degré que, ce traité ayant été dénoncé depuis près de dix ans, on n'a encore rien trouvé à lui substituer; on le proroge d'année en année, sans pouvoir, sans oser le modifier. Qu'eût-ce été si cette expérience s'était faite dans une période de paix, comme celle qui s'est écoulée de

1815 à 1848!

IV

L'influence directe de M. Michel Chevalier sur les événements économiques a cessé en 1870. Son dernier acte politique fait honneur à sa clairvoyance; il fut un des rares membres du Sénat, nous croyons même le seul, qui ait voté contre la guerre de 1870. A partir de cette date, M. Michel Chevalier se consacra à ses occupations de professeur au Collège de France, de publiciste et de membre de l'Institut. Néanmoins, son caractère l'entraînait toujours vers la vie active; les affaires publiques ne lui étant plus ouvertes, il se dévoua à de grandes entreprises privées. Il s'était toujours occupé du percement de l'isthme de Panama, il avait consacré un livre à cette question; il obtint du gouvernement de Nica

437 ragua et de Costa-Rica la concession d'un canal à travers leur territoire; c'est encore le tracé que les ingénieurs considèrent comme le meilleur ; mais ce projet venait trop tôt et ne put aboutir. M. Michel Chevalier fut plus heureux pour une autre entreprise qui lui tenait au cœur, celle du chemin de fer sous-marin entre la France et l'Angleterre. Il réussit en 1875 à former une société d'études dont faisaient partie, entre beaucoup d'hommes connus dans la finance et l'industrie, la maison de Rothschild frères et la Compagnie des chemins de fer du Nord. Cette société, dont il fut l'initiateur, et dont il est resté jusqu'à sa mort le président, obtint du gouvernement la concession du tunnel; depuis plus de trois ans elle s'est mise à l'œuvre. M. Michel Chevalier apportait dans sa direction cette ardeur, cette ténacité qui étaient les traits marquants de son caractère. Les événements d'Orient, les alarmes et les préoccupations qu'ils ont amenées en Angleterre, ont retardé cette grande entreprise. M. Michel Chevalier a néanmoins réussi à en démontrer la possibilité et à réunir les premiers moyens qui en assurent dans un temps prochain l'exécution. Son nom demeurera attaché à cette grande œuvre dont il fut le promoteur.

II serait trop long d'énumérer ici tous les ouvrages de M. Michel Chevalier. Citons seulement ses Lettres sur l'Amérique du Nord, les documents pour servir à l'Histoire des voies de communication, les Intérêts matériels en France, l'Examen du régime protecteur, son Cours d'économie politique, particulièrement son volume sur la monnaie, l'Isthme de Panama, la Baisse probable de l'or, les Essais de politique industrielle, les Lettres sur l'organisation du travail et la question des travailleurs, l'Introduction aux rapports du Jury international de 1867; les Brevets d'invention, etc. M. Michel Chevalier a collaboré pendant près d'un demi-siècle au Journal des Débats et à la Revue des Deux Mondes (1). Nous avons dit qu'il avait fourni un grand nombre d'articles anonymes à l'Economiste français, notamment sur le régime des chemins de fer, sur le tunnel sous la Manche, sur l'isthme de Panama, sur le phylloxéra.

Nous n'avons pas ici à parler des qualités privées de M. Michel Chevalier; tous ceux qui l'ont connu savent qu'elle était son aménité, son universelle bienveillance, son inclination à obliger tout le monde. M. Michel Chevalier était un optimiste; d'un naturel porté à la gaieté, plein de bonne humeur et d'entrain, il voyait en général en beau et les hommes et les choses; il croyait en la providence, au triomphe définitif du vrai et du bien; son esprit en acquérait plus de ressort et de fermeté et se trouvait pré

(1) Au Journal des Economistes, au Dict. de l'Economie politique.

servé, même au milieu des circonstances les plus difficiles, de tout découragement (l'Economiste français.)

PAUL LEROY-BEAULIEU.

(Voyez le compte rendu de la Société d'économie politique.)

BULLETIN

CIRCULAIRE DE L'ASSOCIATION POUR LA DÉFENSE DE LA LIBERTÉ COMMERCIALE SUR LA COMPOSITION DU CONSEIL SUPÉRIEUR DU COMMERCE.

Plusieurs de nos adhérents nous expriment leur étonnement du silence observé par l'Association au sujet des attaques dont est actuellement l'objet la composition nouvelle du Conseil supérieur du commerce, de l'agriculture et de l'industrie.

Nous avons plusieurs fois déjà exposé les motifs de notre abstention en pareille circonstance et, au mois de mars dernier, alors que les chefs reconnus du parti protectionniste organisaient ce vaste système de pétitionnement et d'agitation qu'ils semblent vouloir faire revivre aujourd'hui, nous expliquions en ces termes les motifs qui réglaient notre conduite :

<< Sollicité par quelques-uns de ses adhérents d'imiter l'exemple donné par les adversaires des traités de commerce, le bureau de l'Association pour la défense de la liberté commerciale et industrielle a préféré s'abstenir ».

<< Faites auprès de M. le président de la République, de telles démarches supposent l'existence d'un pouvoir personnel tout à fait anticonstitutionnel et sont, par conséquent, peu respectueuses pour le caractère cependant bien connu de M. J. Grévy ».

« Si elles s'adressent aux ministres, elles ne leur apprennent rien et sont évidemment sans la moindre portée ».

« L'Association pour la défense de la liberté commerciale continuera son œuvre en s'efforçant d'éclairer et de s'assurer l'opinion et la majorité parlementaire par les moyens d'une libre discussion ».

« Le public appréciera cette façon d'agir, en la comparant aux procédés de ce petit nombre d'agitateurs intéressés qui figuraient dans les visites gouvernementales comme soi-disant délégués de l'industrie, après avoir formulé des vœux protectionnistes en qualité d'agriculteurs dans une réunion récente ».

Cette manière de voir est encore aujourd'hui la nôtre, et les circonstances actuelles ne nous paraissent pas de nature à en recommander ou à en justifier l'abandon. Toutefois, en raison de l'impression que semble produire la nouvelle forme de l'agitation protectionniste, même parmi nos adhérents, nous ne croyons pas pouvoir taire notre sentiment sur les faits qui l'ont provoquée; mais, tout en l'exprimant, nous continuerons à nous abstenir de toute démarche auprès des membres du Gouvernement, nous renfermant strictement dans les limites de la mission que nous nous sommes donnée d'éclairer l'opinion publique et de la convaincre.

Quelle est en réalité la valeur des réclamations violentes dont quelques chambres de commerce se sont faites dans ces derniers temps les interprètes?

A entendre nos adversaires, le Gouvernement n'aurait été impartial ni dans la constitution du Conseil supérieur ni dans le choix de ses membres; le nombre des chambres de commerce qui y sont directement représentées serait insuffisant; et ce qui, d'après eux, serait bien plus blamable, les protectionnistes les plus violents n'y auraient pas été appelés en majorité.

Et d'abord, quant au nombre des chambres de commerce représentées, où s'arrêterait-il? Si l'on ne devait pas le limiter à un chiffre très restreint, ne faudrait-il pas généraliser la mesure ? Alors, comme on devrait maintenir la représentation de l'intérêt public, celle du consommateur, celle encore du pouvoir exécutif, cette assemblée deviendrait si considérable qu'elle ne pourrait plus délibérer utilement; ou bien par son importance elle perdrait de fait son caractère essentiellement consultatif.

Ainsi, la situation nouvelle faite au Conseil supérieur serait inacceptable, car la trop grande quantité de ses membres, d'une part, rendrait ses délibérations sans valeur et, d'autre part, lui ferait empiéter sur les prérogatives du pouvoir législatif. On semble, à la vérité, trop oublier que le rôle de cette assemblée est beaucoup plus modeste et que les lois qui ont prescrit sa création en ont en même temps strictement limité les fonctions et les pouvoirs. Son caractère est et doit demeurer purement consultatif; c'est en réalité une commission d'enquête chargée d'éclairer le Gouvernement et les Chambres et de leur donner son opinion, opinion basée sur les dépositions, rendues publiques, de tous les intéressés. Les chambres de commerce et les corps spéciaux peuvent donc s'y faire entendre et arriver de la sorte jusqu'aux pouvoirs publics; mais les délibérations auxquelles ces dépositions donnent lieu ne lient pas le Gouvernement, et M. Teisserenc de Bort l'a bien prouvé en majorant en 1878, de 24 pour 100, un certain nombre de droits dont le Con

seil supérieur avait primitivement arrêté le taux dans le projet de loi sur le tarif général des douanes.

Sur ce point donc, les protestations auxquelles nous assistons en ce moment sont mal fondées, car dans le nouveau Conseil, comme dans ceux qui l'ont précédé, les chambres de commerce ont une large représentation.

En ce qui concerne les choix auxquels s'est arrêté le ministre de l'agriculture et du commerce, s'ils sont attaquables, c'est précisément en sens contraire à celui que mettent en avant un petit nombre d'industries, et en particulier celle du coton, toujours tapageuse en raison inverse de sa valeur relative. En effet, dans la composition du Conseil supérieur, c'est l'importance des industries, considérées tant sous le rapport du nombre des ouvriers employés que sous celui de la valeur des produits, qui devrait décider du nombre proportionnel de leur représentation.

Tel n'est pas le cas actuel, et en parcourant la liste des membres qui composent le nouveau Conseil, on acquerra la certitude que les attaques dont il est l'objet tombent à faux. C'est ainsi que l'industrie du coton, qui n'emploie que cent vingt mille ouvriers pour une production annuelle évaluée à 500 millions de francs, compte dans cette assemblée cinq représentants, alors que, pour ne citer que les principales, l'industrie de la laine et celle de la soie qui occupent, la première trois cent mille ouvriers pour une production variant de 1,200 à 1,400 millions, la seconde deux cent cinquante mille ouvriers pour plus de 600 millions de produits, ne sont représentées que par cinq personnes, dont deux pour la laine. On en peut dire autant de l'industrie de la confection presque tout entièré concentrée à Paris et qui, pour une production de 1,400 millions, emploie un million deux cent mille ouvriers; autant de celle de la vigne, si considérable dans notre pays, puisque ses produits sont évalués à 1,200 millions, et qui ne sont représentées chacune au Conseil que par une ou deux personnes.

Toutes ces branches vitales de l'industrie française, qui possèdent un marché international considérable et défendent, par conséquent, le principe des traités de commerce, se trouvent donc individuellement en minorité dans une assemblée consultative où leur importance les appelait incontestablement à dominer. De plus, si nous étudions l'organisation intérieure de ce même Conseil, qui voyons-nous au sommet, à cette place particulièrement influente de la vice-présidence, que l'absence du ministre transforme quelquefois en présidence effective? Au premier rang, l'un des adversaires les plus connus et les plus ardents non seulement du régime économique en vigueur, mais encore du principe même des traités internationaux,

Tel est, en réalité, l'état de cette question du Conseil supérieur au

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