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jusqu'au bout; mais l'agent du potens lui insinue que la résistance serait la pire folie, et qu'il est plus avantageux d'accepter le moyen terme qu'offre la générosité du duvarós, que d'aller en justice où le triomphe de celui-ci est certain, prétend-il. L'humilior, que cette assurance déconcerte, se voyant placé dans l'alternative, ou de tout perdre, ou de se contenter de ce qu'on lui propose, préfèrera accepter l'arrangement qui lui est imposé et qui n'a de la transaction que le nom.

Ou bien, c'est le pauper qui, ayant appris par l'exemple de nombreux voisins, jusqu'où peut aller la partialité du juge, aime mieux offrir une transaction au grand qui lui cherche noise, que de se laisser traîner par lui devant le dixaotiptov. Le potens se conδικαστήριον. tentera souvent de ce demi-succès, car il n'aura pas ainsi de complaisance judiciaire à payer et, d'autre part, il est plus sûr que jamais que le reste du bien du petit ne lui échappera pas, car la transaction l'ayant ruiné à moitié, l'a rendu moins capable de résistance.

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Le prêt de consommation. Pour une raison quelconque, et il y en a beaucoup, le petit propriétaire vient à avoir besoin d'argent; immédiatement, il se trouvera un agent du potentior qui lui en offrira de la part de son maître. C'est la ruine du pauper : « Obligé de payer des intérêts (1), il devient moins capable que par le passé de se créer une réserve, et il est aux premières heures d'épreuve à la merci de son créancier qui lui prend sa terre ou la fait vendre à l'enchère. Le voilà prolétaire. Pour les petites gens, le crédit est fréquemment un piège; ses facilités trompeuses conduisent à une banqueroute inévitable » (*).

Si tels sont les inconvénients du prêt régulier, du prêt réel,

(1) Il s'agit ici des trientes usuræ, 4 0/0, le seul taux permis aux personnes de condition élevée; Zachariæ, Hist., § 70.

(2) Meyer et Ardant, loc. cit., p. 7.

c'est-à-dire de celui dans lequel les espèces sont véritablement comptées à l'emprunteur, que doit-on penser du prêt qui n'existe que sur le papier? Souvent, très souvent même, le grand dont on sollicite à titre de prêt une avance d'argent, se fait remettre par le mutuo accipiens une reconnaissance anticipée, la renferme soigneusement dans son arca et trouve un prétexte quelconque pour ne pas verser les fonds immédiatement. Puis, pour des raisons toujours excellentes, il remet sans cesse la numération des deniers, si bien qu'il finit par gagner l'échéance sans l'avoir effectuée. Cette considération ne l'empêchera pourtant pas de poursuivre l'humilior, qui se verra contraint de rembourser ce qu'il n'a jamais reçu, car son écrit constate qu'il a touché l'argent. Nous verrons comment l'exceptio non numeratæ pecuniæ vint mettre un terme à d'aussi odieux abus.

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La concession d'usufruit. Quelquefois le duvatós faisait insinuer au éνns, las de sa misère, l'idée de lui vendre l'usufruit de ses biens, soit moyennant une somme une fois payée, soit moyennant une redevance périodique. Quoique cela soit assez compromettant, supposons pour une fois que le puissant remplisse ses engagements, c'est-à-dire qu'il verse intégralement la somme convenue ou qu'il paie régulièrement le canon stipulé. Qu'arrivera-t il à la mort du minus habens?—Tout simplement que le potentior prétendra avoir acquis non pas P'usufruit, mais la propriété des terres du petit, et qu'il trouvera aisément moyen de le démontrer en justice, grâce à la bassesse du dicaste. Si c'est le duvarós qui meurt le premier, ce sera exactement la même chose. Ses héritiers trouveront dans la succession des actes inattaquables, établissant que leur auteur était parfaitement propriétaire et non usufruitier. Et les dénégations énergiques du pauvre diable ne prévaudront pas contre le parchemin apocryphe ou les dépositions mensongères de témoins subornés.

Προστασία.

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Le patrocinium, IIpocracia. Mais le procédé de beaucoup le plus employé par les puissants pour s'emparer de la petite propriété était le patrocinium. C'est aussi celui qui allait le plus vite à ruiner les humbles et à enrichir les grands. On peut même dire, en se plaçant à un point de vue plus élevé, qu'il était, de toutes les pratiques des duvatoí, celle qui offrait le plus de dangers pour l'empire. C'est à cause de son importance, que nous en avons fait le dernier article de notre énumération.

Le patrocinium consistait en l'abandon par l'humilior des biens qu'il possédait à un potentior, qui se constituait son protecteur envers et contre tous. En droit, la propriété du patrimoine du més est transférée au duvatós, mais, en fait, ce dernier laisse presque toujours le petit en jouissance de tous ses biens; il se borne à exiger de lui le paiement d'une redevance modique, dont la seule importance consiste en ce qu'elle est recognitive de son droit nouveau. En apparence, il n'y a rien de changé dans la condition du petit, puisque son champ lui reste et s'accroît même souvent de terres nouvelles, plus importantes, dont le patronus lui concède la jouissance pour encourager d'autres humiliores à suivre l'exemple du premier. — Au point de vue de l'impôt, la condition du révns s'est profondément modifiée s'il s'est engagé à payer un canon insignifiant au puissant dont il sollicite la protection, il a, par contre, cessé de devoir la capitatio terrena puisqu'il n'est plus propriétaire. C'est le puissant qui est désormais responsable de la contribution foncière afférente aux terres que le patrocinium vient de lui faire acquérir; nous savons que le fisc a pour lui des égards qui rendent presque illusoire cette responsabilité. Enfin, au point de vue de sa sécurité personnelle et de sa tranquillité, la condition du petit s'est aussi améliorée. Il n'a plus désormais à redouter de vexations de personne, ni des particuliers, ni de l'administration; les maraudeurs épargneront sa récolte et res

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pecteront son troupeau; s'il a une contestation avec un de ses voisins, le juge thématique, qui connaît ses devoirs et son intérêt, s'empressera de lui donner gain de cause, parce que derrière l'humble plaideur se dresse l'imposante personnalité du patron.

Devant de tels avantages, comment le pauvre hère aurait-il lutté pour conserver une vaine indépendance, en un temps où il n'y a de sécurité nulle part et où il ne peut y en avoir aucune, puisque ceux-là sont les oppresseurs des faibles qui devraient en être les défenseurs, les fonctionnaires qui représentent au fond des provinces l'autorité du despote de Byzance. Aussi voit-on, non seulement des individus, mais des collectivités tout entières, des villages, des métrocomies rechercher la пρoτasíα des puissants, préférant la dépendance qui leur assure la vie à une indépendance sans avantages et pleine de dangers.

Nous avons vu le beau côté de la chose; demandons-nous quels en étaient les inconvénients. Ils étaient multiples. — Au point de vue du droit privé, le patrocinium est le ver rongeur qui sape la petite propriété et qui finira par la faire disparaître au profit des grands domaines dont il accroît sans cesse l'importance. Il est impie et condamnable, car il ruine d'avance et irrémédiablement les enfants, pour assurer au père une vie moins inquiète, et par là il aboutit à la création de foules immenses de prolétaires que leur misère jettera dans le colonat, forme adoucie du servage, si elle ne les pousse pas vers le banditisme et les révolutions.

Au point de vue du droit public, la apostasía est la plus pernicieuse des institutions. Elle ruine l'autorité impériale dans les provinces, où elle rend les grands tout puissants, car elle favorise la constitution d'immenses latifundia, sur lesquels les Suvato exercent une véritable souveraineté, par le cumul de leurs droits de propriétaires et de l'autorité qu'ils tirent de leurs

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dignités et de leurs fonctions. Elle ruine l'empire, car le transfert aux mains de pareils personnnages de la presque totalité de la matière imposable rend le recouvrement des impôts pour ainsi dire impossible et les revenus de l'Etat très problématiques, puisqu'il dépend du bon plaisir d'une aristocratie de plus en plus insoumise de restreindre sans cesse les exigences du fisc. Le pouvoir central vit bien quel péril il y avait à tolérer de telles pratiques, aussi fit-il d'énergiques efforts pour y mettre un terme. Nous verrons bientôt à quel résultat il aboutit.

Tels étaient, dans la Byzance médiévale, les rapports des Suvaτol et des Tevýτes. Et qu'on ne croie pas que nous avons à plaisir assombri le tableau que nous venons de présenter des mœurs de l'aristocratie terrienne et financière de l'empire grec. Nous sommes plutôt demeuré en deça de la vérité. Et il est facile de s'en rendre compte en considérant que ce lamentable état de choses est parfaitement explicable, si l'on veut prendre la peine d'y regarder de près.

Pour nous, il n'y a rien d'étonnant à ce que les duvatol aient aussi lâchement abusé de leur puissance pour opprimer les petits et les dépouiller de tous leurs biens. On peut même aller jusqu'à soutenir qu'il était difficile qu'il en fût autrement. Cette affirmation, qui pourrait sembler paradoxale au premier abord, est rigoureusement exacte et repose sur deux raisons principales. La première n'est pas particulière aux Byzantins, elle est générale et s'applique à tous les hommes: «< C'est une expérience éternelle, que tout homme qui a du pouvoir est porté à en abuser; il va jusqu'à ce qu'il trouve des limites » ('). La seconde raison est spéciale au droit gréco-romain; c'est l'idée singulière que les Byzantins se faisaient de la bonne foi

() Montesquieu, Esprit des Lois, liv. XI, ch. IV.

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