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jamais être élevée jusqu'à un multiple de sa quotité, comme cela avait souvent lieu à Byzance. Cette proposition honorable du sultan fut cause que de très nombreux habitants des villes. de l'Asie mineure émigrèrent dans les Etats des Turcs pour échapper au système d'extorsions toujours croissantes du gouvernement impérial » (').

Les avantages que les sujets de l'empire trouvent en terre turque, non seulement au point de vue de l'impôt et de la sécurité des biens et des personnes, mais aussi au point de vue de la pleine liberté de conscience et de culte que la tolérance mulsumane leur assure, atténuent peu à peu la violence de la haine séculaire des chrétiens pour les fils du prophète et préparent les voies à l'invasion dernière. Qu'importe, en effet, au peuple des provinces que le maître s'appelle Basileus ou sultan? N'est-ce pas toujours la même misère? Et, si l'expérience leur montre que le gouvernement de l'Autocrator devient de plus en plus tyrannique et oppresseur, les bruits qui courent de la condition heureuse faite par les Turcs aux Grecs émigrés, laissent du moins la porte ouverte à l'espérance d'une amélioration dans la situation de la classe agricole. C'est ce qui explique la facilité avec laquelle Murat II, d'abord, et Mahomet II, après lui, s'avancent jusque sous les murs de la Ville-gardée-de-Dieu.

Le peuple des villes, et en particulier celui de Constantinople, n'étant pas en butte aux mêmes oppressions, tant de la part des agents du fisc, que de celle des puissants, quoiqu'aux derniers siècles de l'empire sa situation ait beaucoup empiré, ne partage pas, vis-à-vis du musulman, la manière de voir des habitants des campagnes. Pour lui, les Turcs sont toujours l'éternel ennemi agarène, contre lequel Byzance lutte depuis de long siècles. Ils sont toujours les ennemis héréditaires de

(1) Krause, loc. cit., p. 276.

la race grecque et du christianisme tout entier, ceux contre lesquels on doit lutter jusqu'au dernier souffle, sans désarmer jamais. Et à ce point de vue spécial de la résistance à l'envahisseur, la vitalité que Byzance a perdue par la disparition progressive de la classe sociale la plus importante, l'idée religieuse était capable de la faire revivre pour un temps. Seule, encore, elle pouvait soulever le peuple et prolonger la lutte; elle aurait peut-être même fait plus, si des sectes innombrables ne lui avaient ôté sa force en divisant les citoyens. M. A. Gasquet a mis en relief, d'une façon saisissante, cet intéressant côté de la vie byzantine. « Les querelles religieuses occupaient et remplissaient la vie du peuple de Byzance... En aucun temps, en aucun pays, la religion ne prit plus de place dans l'existence d'une nation... La théologie était l'arène où toutes les passions débridées se donnaient carrière. Les discussions les plus arides, les distinctions les plus subtiles, ne rebutaient pas l'ardeur querelleuse et ne fatiguaient pas le cerveau de ce peuple de théologiens. On disputait à l'église, an cirque et jusque dans les échoppes des cordonniers et des vendeuses de légumes. On discuta jusque sur les ruines des murailles battues en brèche par le canon de Mahomet II. L'évêque de Crémone, Luitprand, en mission à Constantinople, est littéralement assourdi par ces criailleries sur le dogme, sur la Trinité et la nature de Dieu. Les hérésies et les sectes pullulaient sur cette terre exceptionnellement féconde. On se lasserait à les énumérer ariens, eunomiens, macédoniens, apollinariens, pauliciens, manichéens, donatistes, priscellianistes, nestoriens, eutychiens, sabbatiens, valentiniens, montanistes, marcianistes, monophysites, monothélites, hydroparastades, ascodrogites, photianiens, marcelliens, etc. etc... Tous les jours voyaient naître une interprétation nouvelle des doctrines officielles. On torturait le sens des Écritures, on pesait les

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mots et les syllabes, on scrutait les conciles, on retournait de tous côtés les commentaires des pères. Et toutes ces disputes finissaient par des émeutes...

Le contre-coup de ces agitations devait se faire sentir sur les destinées de l'empire. Elles témoignent au moins d'une incroyable vitalité chez ce peuple trop calomnié! Son fanatisme fit sa faiblesse et le livra souvent désarmé, déchiré par ses factions aux invasions du dehors...

» A Byzance, le foyer des passions religieuses ne fut jamais éteint, comme à Rome celui des passions politiques. Il donna au peuple sa flamme et cette force de résistance dont tant de fois il fit preuve. Pendant tout le moyen-âge, Constantinople fut le boulevard de l'Occident contre les incursions des Asiatiques. Sans doute la merveilleuse situation de la ville, sentinelle avancée vers l'Orient, protégée d'une part par la mer, de l'autre par le double rempart des Balkans et du Danube, fut pour beaucoup dans cette étonnante longévité. Mais le meilleur rempart et le plus sûr fut encore le zèle de propagande des Byzantins et ce fanatisme même auquel Constantinople dut souvent sa faiblesse, mais aussi quelquefois sa grandeur » (').

Hélas, le fanatisme lui-même fut impuissant à conjurer l'écroulement final; la disparition systématique du petit domaine et du paysan libre avait peu à peu et depuis bien longtemps ruiné l'empire grec en lui enlevant goutte à goutte le plus pur de son sang, et l'avait laissé sans force. L'idée religieuse qui avait tant fait ne pouvait plus rien : le plus puissant cordial ne saurait ranimer un cadavre.

(1) Am. Gasquet, De l'autorité impériale en matière religieuse à Byzance, Paris, 1879, déjà cité, p. 90, 91, 92.

CONCLUSION

Cette étude, s'appuyant en cela sur l'histoire, nous a montré que la prospérité de l'Empire byzantin subsista aussi longtemps que dura la sollicitude impériale pour la petite propriété. Elle nous a fait voir que, lorsque les Basileis cessèrent de protéger efficacement les petits propriétaires, ils consentirent tacitement, par cela même, à la disparition de la classe sociale qui représentait les forces vives de l'Empire grec, et laissèrent se consommer la rupture de l'équilibre au profit des puissants. A partir de ce moment, l'Empire d'Orient est condamné. Nous arrivons donc à cette constatation que l'Empire byzantin conserve son rang dans le monde et l'intégrité de son territoire tant que la loi s'oppose à l'absorption de la petite propriété, et qu'il les perd graduellement jusqu'au point d'en être entièrement dépouillé, à mesure que l'efficacité de la loi décline ou disparait tout à fait.

Nous sommes donc en droit d'en conclure que la petite pro priété a été un des éléments de la prospérité de l'Empire d'Orient et que la protection qu'on lui accorda fut peut-être un des secrets de la merveilleuse longévité dont il fit preuve.

Si, de l'histoire particulière des Byzantins on rapproche l'histoire générale des autres peuples, comme nous l'avons fait notamment pour la Chine, pour Rome et pour la Grèce antique, on arrive à cette conclusion plus large, que la petite propriété est un élément indispensable de l'équilibre interne et de la vitalité des Etats.

Ce principe étant bien établi, peut-être ne serait-il pas sans intérêt de le signaler à l'attention des législateurs de notre pays, qui, sur ce point spécial, semblent ne pas tenir suffisamment compte des enseignements de l'histoire, et ont permis, par là, à ceux du nouveau monde de les devancer dans la voie du progrès.

Vu Le Président de la thèse,
H. MONNIER.

Vu Le Doyen, BAUDRY-LACANTINERIE

VU ET PERMIS D'IMPRIMER :

Bordeaux, le 3 mars 1898.

Le Recteur,

A. COUAT.

Les visas exigés par les règlements ne sont donnés qu'au point de vue de l'ordre public et des bonnes mœurs (Délibération de la Faculté du 12 août 1879).

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